UNE CARRIÈRE DE COMIQUE EN PEAU DE CHAGRIN.
DRANEM ( Armand Ménard 1869-1935)
Dranem, Ce mot un peu bizarre est un nom d’artiste, le nom du plus populaire chanteur comique de la belle-époque.
Dranem, le comique comique!… L’empereur du rire, comme l’avaient surnommé ses contemporains étaient un personnage épatant. Doté d’une «riche nature», en quarante ans de carrière, il s’est révélé LE comique que le public attendais. Caracolant allègrement sur les marches du succès, Dranem a inscrit son nom tout en haut du panthéon des Artistes.
Il a poussé son premier cris a Paris, rue Château-Landon le 23 mai 1869.
Son père était Artisan joaillier et sa mère tenait un kiosque à journaux au coin de la rue d’Angoulême. Comme beaucoup d’enfant de son âge, il aidais ses parents comme il pouvais, et le soir après l’école venais remplacer sa brave maman au kiosque familial. Mais laissons lui la parole:
-Tu pense si je moisissais dans la baraque ! Je mettais vivement les volets et j’allais au théâtre Beaumarchais avec un porteur du Courrier du Soir qui avais des tas de billets de faveur.
J’ai toujours eu le théâtre dans la peau, quand j’avais six ou sept ans, je mettais à mes pieds une lampe à pétrole et je chantais au-dessus. J’avais ainsi l’illusion d’être éclairé par les feux de la rampe. Parfois la rampe – pardon la lampe – se renversait, risquant de mettre le feu à la maison, et je recevais de grosses remontrances. Le lendemain, je recommençais…
-Du temps ou je faisais mon apprentissage de bijoutier, je fréquentais des sociétés lyriques. Je jouais la comédie; Je me maquillais et le lendemain matin, après m’être débarbouillé à la galopade, j’arrivais à l’atelier avec des restes de rouge sur la figure !…Qu’est-ce que je prenais du contremaître ! Dans ce même temps-là, j’étais allé voir jouer l’Étoile du nord à l’Opéra-Comique, comme je sortais, un boiard très chic m’envoie chercher sa voiture et me donne quarante sous pour la peine. Ça m’avait mis en goût, j’ai continué et, ce soir-là, j’ai fait vingt-cinq francs ! Tu pense si je m’en suis offert du théâtre?*
Le théâtre ( selon l’excellent Jacques Richard, et c’est confirmé par l’article du 23 juin 1933 dans Gringoire) il l’aborde modestement le 7 septembre 1890 en jouant dans «La consigne est de ronfler», un vaudeville militaire dans un café (la Mairie), rue de Bretagne à Paris.
Pour ce qui est du militaire, il allais s’en taper une année entière, de service réglementaire et obligatoire.
1891 Dranem épouse Mlle Ysambert, marchande du Temple
( J’ouvre ici une parenthèse pour vous faire part d’une révélation hasardeuse mais diablement plausible.
J’ai la chance de posséder une magnifique partition couleur, illustré par Faria, de «Vieille Fille» une chanson type créée par Mevisto ainé à l’Horloge, Velly au Casino du Champ de Mars, Reschal au Concert-Parisien, et Chambot à Ba-ta-clan.
La musique est du vieux routinier Emile Duhem et les paroles de … Attendez que je retrouve mes notes, non je plaisante, car oui vous avez deviné, les paroles sont signé : A. Ménard !
Le précieux document porte au dos, le tampon «conforme au visa du 12 juin 1893»
Dranem a alors 24 ans, et a donc sans doute écrit cette chanson, c’est un peu crus, mais bien dans son style :
Elle a la poitrine et le nez,
La peau le cœur ratatiné,
Elle est en bois comme une quille,
La vieille fille
Elle eu pourtant joli minois
Et la jambe fine autrefois,
Mais comme c’est vite en guenille
La vieille fille
Elle a du duvet au menton,
Puis à la place du téton
Un petit grain sec de lentille
La vieille fille,
La solitude et les chagrins
Lui donnent des douleurs de reins
Et c’est pour ça qu’elle gambille
La vieille fille !
On sent déjà arriver la jambe en bois et les petits pois non ? Quoi qu’il en soit, cela montre de façon vigoureusement hasardeuse que Dranem n’avais pas attendu d’être une vedette pour écrire, et que dés ces débuts c’était un auteur à la hauteur des grands, capable d’écrire pour Mévisto ou Reschal. Fermons la parenthèse.)
Lors de l’hommage radiophonique, diffusé pour la première fois le 6 octobre 1960. Pierre Varenne nous apprend que la grand-maman de Dranem écrivais des romances et autres chanson sentimentales, et que cela explique en partie l’orientation artistique qu’allait prendre son petit fils.
A la fin du 19ème siècle, le Café Concert et alors très en vogues, les genres se sont succédé. Les Gommeux de 1876 on fait leur temps, Les Gommeuses, Diseuses et autres Pierreuses sont arrivée, mais elles aussi ne durent pas. Le comique paysan genre Sulbac ou le Comique Ivrogne à la Bourges commencent à lasser. En 1876, les stricte règles du café concert commencent à être abandonnée et en 1891 le port du costume militaire est enfin autoriser aux artistes de café concert. C’est le triomphe des Comiques Troupiers. Inventé par Eloi Ouvrard et popularisé par Polin le genre est incontestablement le plus en vogues du début du siècle et le restera le temps de participer à deux guerres mondiales.
Après son services militaire, c’est donc tout naturellement qu’Armand Ménard fait ses début au Concert des beaux Art dans un costume de soldat. Pour l’occasion il s’est adroitement choisit un nom de scène: Dranem, l’anagramme de Ménard.
Les début de notre héros ne se passe pas particulièrement bien, mais il persévère et ne vas pas tarder à avoir une idée de génie, s’inventer ! Il a souvent raconter avoir trouver son improbable costume sous les sabots d’un cheval ( Comme plus tard Chaplin, qui racontait qu’il avais juste emprunté les souliers de Mack Swain, le pantalon de Fatty et le chapeau de Ben Turpin… )
Dranem a inventé son personnage après mûre réflexion. Il a tâtonné, essayé, perfection et adopté un type bien à lui. Tout est très pensé. Il a choisit d’incarné un idiot rigolard et volubile. Il fera exprès d’avoir l’air d’être ailleurs, de ne pas connaître son texte, de chanter les yeux fermé, à moitié de dos au public. Il arrive sur scène en jouant l’ ahurit !
Jean Texcier dans le Crapouillot : Dranem ? Il arrivais lentement en scène, aveuglé, semblait-il par la rampe, trainants ses vieux souliers réglementaires, boudiné dans son veston à damiers, portant pantalon à carreaux, le petit chapeau sur l’oeil, le menton levé comme pour voir un peu clair devant lui, les bras pendants. Ils faisait une grande économie de gestes. Chantait-il? A peine. Avais-il la voix juste? On n’avais pas l’occasion de s’en rendre compte, tellement on riait. Lui même, d’ailleurs, ne riait pas, il pouffait légèrement, paupières pudiquement baissées sur sa lavandière verte.
Répertoire idiot? Bien sûr. Mais quel artiste! et qui n’était pas dupe ses chansons! Tandis qu’aujourd’hui…
Mayol raconte dans ses excellente mémoires, que jouant au concert Parisien, une saynète avec Max Dearly et Dranem, ils voient tout a coup ce dernier débarquer sur scène avec un drôle de pantalon à carreau. Ils sont en pleine représentation, et c’est l’ex-chanteur de caf-conc Limat qui officie en tant que souffleur. :
Un jour… voilà notre souffleur qui s’avise de découvrir que Dranem arborait un curieux pantalon à carreaux, dont rien ne semblait justifier l’emploi. Stupéfait, le bonhomme, à son habitude, murmure de son trou :
-Où diable as-tu dégoté ce «falzar»?
L’autre stupéfait, le regarde de son petit œil clignotant, avec une mine si parfaitement drôle que la salle pouffe… Je ne savais déjà plus ou l’on était, mais c’était sûrement à mon tour de répondre, un coup d’œil désespéré vers le «trou» me montre un père Limat, son unique cheveu dressé sur le crâne, qui bouleverse le manuscrit pour retrouver une page irrémédiablement perdue… Quand le silence renaît plutôt que de prolonger le froid, à tout hasard, moi aussi j’interroge Dranem :
– Où diable as-tu dégoté ce falzar ?
L’infortuné comique, mi-furieux, mi-ahuri, réplique :
– Sans blague, c’est un bateau ?
Son accent faubourien ajoute encore à la gaîté générale. Pour moi, j’éclate de rire à mon tour. Max Dearly, toujours imperturbable, répond gravement à Dranem. en désignant le malencontreux pantalon :
– Non, mon vieux, ce n’est pas un bateau, c’est une fenêtre… Fais attention de ne pas casser un carreau…
Là-dessus, la salle se tord, et nous aussi en scène, à l’exception de Max Dearly, qui accroît encore l’hilarité collective par l’attitude trop digne qu’il affecte…
Et le père Limat, sur qui nous comptions pour nous repêcher, avait lui, laissé tomber le manuscrit dans les sous-sols, ses lunettes d’une main, il essuyait de l’autre ses yeux, où le rire, qui le terrassait comme nous, mettait de grosses larmes…
Comment avons-nous terminé la pièce ? Nous ne nous en sommes jamais rendu compte ! Mais ce fut une des plus amusantes que nous ayons jamais jouées car, d’un commun accord, nous gardâmes les jours suivants, cette petite scène, dont nul pas même l’auteur, ne nous avait jamais reproché l’outrance… Le pli étant pris, il nous arriva plus d’une fois d’improviser ainsi des répliques qui n’avaient rien à voir avec l’action, mais qui n’en produisaient pas moins le plus joyeux effet… Je me suis même souvent demandé si ce n’est pas à la suite de cette aventure que Dranem avait adopté son fameux costume à carreaux, qu’il ne portait pas encore à l’époque…
1899. Le 2 septembre Dranem débute son engagement à l’Eldorado de Paris, il ne le sait pas encore, mais il vas y rester 20 ans !
1900. Jacques-Charles dans cent ans de musical :
Mil neuf cent… Dranem était alors la grande vedette du jour. Le public chic venait de le découvrir à l’Eldorado, où sa seule présence suffisait à remplir la salle, alors qu’en face, à la Scala, les directeurs, M. et Mme Marchand (propriétaires des Folies Bergère, de la Scala et de l’Eldorado), étaient obligés d’avoir Polin, Fragson, Maurel, Max Dearly, Sulbac, Claudius, Moricey, Polaire et Paulette Darty pour tenir le coup contre Dranem tout seul.
Il y avait bien, à «l’Eldo», un petit bout de femme maigrichonne avec ses dents en touche de piano qui chantait au début de programme, et bien qu’elle se remuât beaucoup, poussant même l’excentricité jusqu’à s’asseoir à cheval sur le trou du souffleur, personne ne la connaissait, même de nom: Mistinguett !
Mistinguett raconte, (toujours très modeste) dans ses mémoire :
Je fis une affaire avec Dranem, Il touchait quarante francs par jour. L’air de l’établissement commençait à lui peser, il rêvait d’aller faire les scènes du Boulevard. Moi aussi. Nous nous rencontrâmes un jour dans l’antichambre du directeur de l’Olympia. Mais tandis que lui venait pour se faire engager, je venais plus timidement demander des places pour le spectacle.
A l’Eldo, Dranem et moi ne nous étions jamais beaucoup parlé. A l’Olympia, nous bavardâmes longuement.
Le soir, je racontais tout bas a qui voulait l’entendre la rencontre que j’avais faite l’après-midi, Mme Marchand eut bientôt vent de mon récit. Elle me fit appeler :
– Tu as rencontré Dranem à l’Olympia tantôt ?
– Oui madame Marchand.
– Ah ! Ils le veulent là-bas, s’écria notre directrice avec une rage froide, en tapotant sur la table, ils ne l’auront pas.
Alors je baissai les yeux et je répétai gentiment la leçon que mon camarade m’avait apprise quelques heures plus tôt,
– Oh ! madame Marchand, je crois bien qu’ils l’auront ! Il veulent le payer plus cher que vous.
– Combien ? fit Mme Marchand, déjà hors d’elle.
Alors j’énonçai timidement le chiffre, qui me semblait énorme, impressionnant :
– Cent francs par jour.
– Eh bien, je lui donnerai, ici, ses cent balles, fit notre directrice sans hésiter… Et toi aussi, ils te voulaient ? C’est pour cela que tu était boulevard des Capucines. Eh bien, ma petite, ils ne t’auront pas non plus. Je te garde ici à cinquante francs par jour ! Tu entends, cinquante francs !
Elle répétait le chiffre, stupéfaite elle-même, mais bien contente au fond, sûre d’avoir fait une affaire sur le dos des confrères, C’est ainsi que je fis gagner son premier gros cachet à Dranem, et que du même coup j’augmentai sensiblement mes appointements.
Selon Caradec et Weill, Dranem touchait en 1900 la somme de 1400 francs par représentation ! ( après avoir commencé 6 ans plus tôt a 7 francs par jours…) la fortune n’est pas loin, comme on vas le voir, il vas en avoir besoin.
1903. Le 24 janvier, un nouveau journal hebdomadaire voit le jour. C’est le «Paris qui Chante».
Polin – le célèbre comique troupier – en est le rédacteur en chef.
A la pointe de la modernité, il est illustré de photographies sépia, ce qui est d’une grande nouveauté, et vas le rendre très populaire.
C’est principalement un recueille de partitions. Les textes sont rares.
Consacré aux artistes à la mode, la revue accueillera très régulièrement Dranem. Celui-ci ne ménagera pas sa peine et a chaque fois arrive avec un nouveau truc. Il ne se contente pas de figurer souriant à coté de sa partition. Il propose une nouvelle idée ! Que se soit une perruque, un costume inédit ou une association d’idée saugrenue: «le chat et la moutarde» ou «le cultivateur du Sahara».
Profitant pleinement de ce nouveau média, et le lui rendant bien, Dranem vas asseoir sa réputation bien au-delà de Paris et de son Eldorado.
1903. Le 7 juin, «Les Chansons de Paris», un nouveau magasine, dans la lignée de «Paris qui Chante», publie un portrait de Dranem, signé Trébla:
Dranem est l’artiste qui depuis quelques années a fait le plus rire au café-concert, cette constatation n’est pas le moindre éloge dont puis se prévaloir un comique.
Sans être laid ni contrefait, – puisque les femmes l’adorent et déplorent seulement de ne pouvoir passer la main dans ses cheveux, – Dranem*, par la composition de ses attitudes et la gymnastique expressive de sa physionomie, arrive à d’irrésistibles effets. C’est à M. Henri Moreau, auteur de tant de pièces et de revues à succès, que l’amusant comique doit d’être entré au concert. Notre excellent confrère remarqua, peut-être en achetant des diamants, celui que son futur interprète avait dans le gosier, peut-être encore au milieu des joyaux le trouva-t-il joyeux, toujours est-il qu’il le fit entrer à l’Époque, où ses débuts furent triomphants. Dranem paya un dédit de 1.000 francs pour entrer au Parisien ou le suivit la même réussite.
Dès lors, au Divan Japonais, aux Ambassadeurs, en province, partout, il marcha de triomphes en triomphes.
Ses rôles à succès et les chansons qu’il popularisa ne se comptent plus.
Lorsque le théâtre qui ne peut manquer de se l’attacher aura consacré la réputation du vice-président actuel de la Société de secours mutuels des Artistes lyriques, le créateur de «l’Enfant du cordonnier» dira «Bonsoir m’sieurs dam’s», et, sans attendre que la gloire le grise au point de le rendre «Bon loufoc», il ira vivre à la campagne dans sa villa des «Petits pois».
*Contrairement à ce qui a été dit, Dranem est chauve et ne porte aucune calvitie postiche, ceci d’après les renseignements recueillis chez son coiffeur (M. Guérin, rue des Marais). Notre affirmation se trouve encore confirmée par ce fait que Dranem ayant depuis quelque temps mal au genou, son pharmacien se trompe quelquefois et lui fournit de l’antipyrine.
1905. Le cinéma à dix ans. La société Gaumont travaille a son perfectionnement. Elle peu désormais sonorisé un film, de façon rudimentaire certes, mais très acceptable.
Alice Guy, la fameuse secrétaire-cinéaste de Gaumoint, entreprend dés 1905 l’enregistrement d’une série de phonoscènes.
Évidemment Dranem sollicité, répond présent et enregistre prestement douze chansons pour la postérité.
Gaumont en exhumera trois pour son coffret DVD sur le «Cinéma Premier» en 2008.
Fait amusant: Un critique américain qui découvrit Dranem à travers ses trois phonoscènes, parla de lui comme du premier punk!
Janvier 1905, Dranem est à l’ Eldorado pour «Si t’aurai vu» une revue en cinq tableaux de M. Gardel Hervé et E.P. Lafargue. Ce dernier se met dans la peau de Mistinguett, pour écrire dans la rubrique «Paris en scène» du P.Q.C. 105:
Ne parlons pas du dialogue, si vous le voulez bien. On se tord tout le temps, mais il n’existe pas, ne parlons pas davantage des couplets, on en bisse plusieurs chaque soir, mais ça n’a rien a voir avec le succès.
«Les décors?… Les costumes…?
«Hein, vous savez… à l’Eldorado ! Enfin, pour une fois c’est pas pour blaguer, la Direction a fait des frais. Il fallait qu’elle eût richement confiance, ma chère !
Arrivons tout de suite à la seule chose intéressante de la revue, les artistes. Malgré l’envie bien naturelle que j’ai de me décerner d’abords quelques éloges bien sentis, je reconnais que Dranem en mérite quelques-uns. Il réalise aussi un rêve longtemps caressé : jouer un homme du monde. Il est vrais que son extraordinaire buveur de lait caillé est pochard du commencement jusqu’à la fin de la pièce et que cela donne un caractère spécial à sa distinction, mais il porte le huit reflets, le gardénia à la boutonnière et à tout prendre son élégance n’a rien d’inférieur à celle des illustre pierrots de chez Maxim’s qui aiment venir se reconnaître en lui et se dire tout bas : « Voilà pourtant comme j’étais hier, et voilà comme je serai demain.»
17 septembre 1905, «Paris qui Chante»:
L’Eldorado, sitôt rouvert, ne tarda pas à retrouver ses habitués et sa popularité. Dranem n’a qu’a paraître et la salle s’esclaffe. Il n’y a pas d’artiste qui ait mieux la faveur du public.
12 octobre 1905, «La Lanterne»:
On sait que le Conservatoire de musique et de déclamation, ainsi que disent les papiers officiels, vient de traverser une crise qui s’est terminée par un décret de réorganisation, dont «La Lanterne» a publié les parties essentielles.
Des professeurs, en même temps sociétaires de la Comédie-Française, ont donné leur démission de professeurs pour se consacrer entièrement à l’exploitation de leur art à Paris et en province. Ces incidents ont occupé la presse mondaine, et les caricaturistes s’en sont emparés pour satisfaire à l’actualité.
C’est ainsi que quelques-uns ont représenté Dranem, le célèbre comique de l’Eldorado. Donnant des conseils à M. Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire, et d’autres en ont fait le professeur choisi par M. Dujardin-Baumetz.
La plaisanterie était drôle. Elle a fait sourire. Cela nous a donné l’idée d’aller plus loin. Nous sommes allés interviewer Dranem lui-même, et lui demander son avis sur le Conservatoire ainsi que sur les réformes exécutées en ce moment.
Passant par le faubourg Saint-Martin, nous avons pénétré dans les coulisses de l’Eldorado, puis dans la loge de comique en renom.
Elle n’est pas brillante, cette loge, toute petite, sans tentures (ordre de la préfecture de police), au mur quelques dessin du «Rire», une photographie de la maison de Dranem (car il est propriétaire), devant laquelle il est représenté à cheval.
Le créateur de «la Pécole» adore le cheval.
Il sursaute un peu quand nous lui posons les premières questions.
Très modestement, il nous répond qu’il n’y entend rien.
Enfin, poussé dans ses retranchements, il nous soumet quelques-unes de ses idées que nous exposons sans commentaires:
– «Au Conservatoire, nous dit-il, je voudrais que l’on n’enseigne que le classique qui s’exprime dans une langue théâtrale spéciale et possède une poétique particulière.
«Quand au moderne, si quelqu’un ne sait pas dire naturellement: Bonsoir, m’sieurs dames! On ne le lui apprendra jamais.
«Le naturel, c’est tout au théâtre. Les professeurs ne peuvent qu’inculquer leur note personnelle aux élèves, donc toute originalité disparaît.
«M. Le Bargy crée des sous-Le Bargy, M. Silvain des sous-Silvain. Si Baron était professeur, vous voyez l’organe qu’auraient ses disciples.
«Je ne suis pas ennemi du Conservatoire, mais, je le répète, je voudrais que l’on n’y apprit que la syntaxe du théâtre, c’est-à-dire le classique,»
Nous demandons à Dranem quels nouveaux professeurs il voudrait voir occuper les classes vacantes. Il nous répond sans hésiter:
-Antoine!
Puis il cite, dans cet ordre:
«Guitry, Gémier, Huguenet.»
Sur la question des absences des professeurs, il exprime son opinion assez brutalement:
–Puisqu’on les décore, ils doivent être à leur poste. Ce n’est pas chic, maintenant qu’ils ont la croix, de ficher le camp!
Dranem approuve l’exclusion des professeurs des examens d’admission.
S’échauffant un peu, découvrant sa pensée, il nous déclare qu’il voudrait des professeurs hommes pour les hommes et des actrices pour les femmes.
Mmes Bartet, Jeanne Granier, Augustine Leriche donneraient de l’originalité à leurs élèves. Et l’originalité, c’est ce qui manque.
Comme nous allions lui poser d’autres questions, il se lève et nous crie:
Le Conservatoire! Oh! La barbe! Et il se précipite vers la scène où il entonne: «Voulez-vous une tasse de thé?»
Nous livrons les réflexions de Dranem aux méditations du conseil supérieur du Conservatoire.
1906. le 3 mars à lieu la première représentation de «L’École des cambrioleurs» à l’Eldorado. C’est une pièce en un acte écrite et signée par Georges Montignac et Dranem.
1906. R. D. écrit dans «L’Art Dramatique et musical» du 15 octobre :
M. Dranem a la popularité tellement acquise qu’il déchaîne les rires même quand il n’y a pas de quoi, je reconnais cependant qu’il ne cesse pas d’être drôle, mais que ses chansons n’ont pas le même entêtements.
1907. Ramès-Dalleroy dans «L’Art Dramatique Musical» journal satirique du 25 octobre a une opinion personnel qui contraste agréablement avec les immuables éloges habituel de ses nombreux admirateurs :
Dranem dans une fantaisie militaire : «Bidouille» est très spirituellement grotesque, chose étrange pour un naturel comique. Il rit de ses propres plaisanteries et gâte ainsi l’effet qu’elle pourrais produire. Ce rire est nerveux, prétend-il, qu’il prenne alors quelque bromure ou ses excentricités porteront moins.
1908. Le 26 janvier 1908, dans «L’Humanité», un petit article signé V. S.:
Dranem en correctionnelle.
Le 11 novembre dernier, au cours d’une répétition au concert de l’Eldorado, M. Ménard, beaucoup plus connu sous le pseudonyme de Dranem, se livrait à des voies de fait sur M. Ramès-Dalleroy, rédacteur à un journal théâtral, qui l’avait, quelques jours avant, critiqué avec une certaine vivacité.
M. Ramès-Dalleroy a assigné, pour violences et voies de fait, Dranem devant la 10e chambre du tribunal correctionnel, et M. Dranem réplique par un procès en diffamation.
L’affaire a été remise au 4 avril.
«Dranem en correctionnelle!»
Ce n’est pas le titre d’une pièce nouvelle ou d’une revue pour l’Eldorado. Non. C’est l’annonce d’un fait vrai!…
Dranem ira prochainement traîner ses culottes – ses inénarrable culottes – sur le bancs de la 7e ou de la 9e.
Dranem a rossé quelqu’un, ce qui est mal, – et même un journaliste, ce qui est pis. On va l’envoyer en prison et le condamner à l’amende…
Pour une séance, je crois que ça va être une séance. Il y aura foule au bureau de location… je veux dire chez le président pour lui demander des cartes. Car ce sera là, n’en doutez pas, un procès «bien parisien».
Ah! Que ce sera «bien parisien!» Les gens qui habitent Budapest ou San-Francisco ne peuvent pas savoir combien ce sera «bien parisien»!…
Dranem dira – en s’étonnant sans doute qu’il n’y a pas de musique… – quelles sont les raisons qu’il a eues lui bon garçon, d’agir si violemment, et nous en apprendrons d’affriolantes…
Nul doute que le sympathique artiste ne cite à témoin tous ses excellents camarades: il y aura là, Mistinguette, Colinette, Marinette, Castagnette… Ce qu’on va s’amuser, ma chère! Et le tribunal lui-même ne s’embêtera pas.
Dommage, dommage seulement qu’il ne soit pas présidé par Courteline!
Car alors – vraiment – on aurait eu ce qui s’appelle UN JUGEMENT.
«La Presse» du 5 avril:
Dranem en correctionnelle.
La dixième chambre du tribunal correctionnel présentait un peu, cet après-midi, l’aspect spécial d’une répétition au café-concert. On jugeait Dranem, et de nombreux artistes avaient tenu à accompagner devant les juges leur joyeux camarade.
Ce n’est pas un crime, d’ailleurs, qu’il avait commis. Il y a quelques mois, il avait administré deux gifles à M. Reniès, dit Dalleroy, qui avait parlé de lui en termes peu bienveillants dans un journal spécial, et M. Dalleroy lui réclamait 10.000 francs de dommages-intérêts, soit 5’000 francs par gifle.
Les juges ont été moins larges. Après plaidoiries de M. Monnaydier pour M. Reniès-Dalleroy, et de M. Henri Robert pour Dranem, ils ont condamné celui-ci à 50 fr. d’amande et 100 fr. de dommages-intérêts.
ESSAI LITTÉRAIRE
1908. le 1 mars Dranem signe un «Essai Littéraire». Un supplément du journal «Le Populaire», sous la forme d’une grande feuille de 38X29 cm. Imprimée dans le style des image d’Épinal, les couleurs des dessins, ( signé Motet ), représentant notre héros dans plusieurs situations rocambolesques, le texte est en plusieurs parties, voici celle sans musique :
Essai Littéraire
Chanson excessivement spirituelle
Créée par Dranem à l’ Eldorado.
(Parlé) Après la ritournelle, l’artiste entre en scène et dit le dialogue suivant :
Depuis quelques temps, les chansonniers font les malins; Ils ne veulent plus me fournir de chansons, sous prétexte que j’ai l’air trop bête. Quel toupet ! oser dire cela de moi. Cependant j’ai trouvé quelques auteurs qui m’on proposé leurs œuvres, mais elles sont stupides et je ne voudrais pour rien au monde chanter des inepties. Alors voyant cela je me suis dit que je ferais des chansons aussi bien qu’un autre et je me suis mis à l’ouvrage. Donc aujourd’hui, date mémorable qui comptera dans les annales de la littérature, je soumet aux publics impartial ma première chanson qui sera suivie de beaucoup d’autres auxquelles (j’en prend l’engagement), j’apporterai le même soin que celui qui a présidé à l’éclosion du chef d’œuvre que voici ! Pardon, encore un mot. Comme dans ma chanson, je parle d’un peu de tout, je n’ai pas su quel titre lui donner. En fin de compte, je l’ai appelée : Essai littéraire.
Quand les oiseaux s’en vont têter
Le lait frelaté de leur mère,
Dans les bois je m’en vais jeter
Un tas d’ordures ménagères.
Quand le soleil, dans tout les coins,
Obscurcit l’air dans la nuit sombre,
En faisant mes petits besoins,
Je me mets à chanter dans l’ombre.
Cett’ chanson fait couler mes pleurs
Avec sa douceur angélique,
Je n’la sais pas encore par coeur,
Mais je m’en fous! comm’d’une chique,
car l’existence c’est la vie,
Les affaires sont les affaires,
Le beau temps ça n’est pas la pluie,
Et allez donc ! c’est pas mon père,
(au refrain)
J’crois tout d’même que c’est idiot
1908. Le siècle est aussi sûrement avancé, que la carrière de notre héros est bien partie.
Dranem enchaîne les créations, et les transformes en succès.
Sa position est maintenant suffisamment solide pour qu’il se lance dans un nouveau projet.
Il ne se contente pas d’une tarte aux escargots, il voit grand: Une maison de retraite pour les artistes nécessiteux!
1908. «La Rampe» du 17 mai :
La grande fête costumée donnée le 7 mai à minuit au Bal Tabarin, au bénéfice de la Maison de retraite des artistes de concert et music-halls a été remarquablement brillante.
Voulant donner à l’oeuvre de solidarité entreprise et poursuivie par la société de Secours-Mutuels des Artistes Lyriques une haute preuve de sa sollicitude, M. Lepine, notre aimable préfet de police, avait toléré une parade dans la rue au seuil de l’établissement.
La soirée a commencé par cette parade écrite par le spirituel et délicat poète qu’est M. Redelsperger et exécutée par la toute gracieuse Eveline Jeanney, MM. Reschal, Dutard, Serjius, Fréjol, Portal, Marius, Bloch, Lejal et la jolie Blondinette d’Alaza, etc.
Au contrôle se trouvait Mme Jeanne Bloch et le nain Delphin. Près du dit, gardien vigilant, se trouvait dans une niche un superbe terre-neuve avec cette pancarte: Un ancien cabot devenu concierge de la Maison de Retraite.
Nous nous garderons bien d’omettre de signaler l’attitude correcte et même, je puis dire, élégante du chasseur préposé à l’ouverture des portière de voiture. Tout le monde lui fit fête et ce n’est que justice, car Reschal – c’était lui – s’est acquitté de sa tâche à la perfection.
L’orchestre fut tour à tour conduit par Mmes Jeanne Bloch, Mistinguette, Devassy, MM. Auguste Bosc, Dranem et Pelletier.
La «Marche des Artistes», de l’aimable compositeur Bosc est un morceau de grande envergure appelé à une très grande vogue. L’auteur fut chaleureusement applaudi.
Le programme était vendu dans la salle par de jeune et jolies artistes parmi lesquelles nous citerons Mme Lucie Jousset, Maggie Gauthier, délicieuse de grâce, Thérèse Cernay, etc.
Les intermèdes fort bien choisis nous ont permis d’applaudir dans «La Piouit» Miss Lawler fort bien en travesti et Mistinguette, Fred Wright, du Moulin-Rouge, dans ses dances, un match de boxe fort bien réglé entre MM. Sturla et Rampaza, Miss Isis dans ses danses égyptiennes, le match de lutte comique et original entre le géant François le farinier et le nain Delphin.
Un numéro fort intéressant fut le «Polo à bicyclette» par l’Hubert’s troupe de Cirque de Paris.
Le charmant humoriste alsacien B. Bloch exécuta avec maestria une polka pour piston.
La fête fut terminée par la cavalcade de la maison de retraite qui comprenait «La Roue de la Fortune» et «Le Char de la Presse».
Pendant que Mlle Lecia de l’Apollo exécutait avec brio une danse espagnole, on fit pleuvoir des confetti dorés.
La modestie de Dranem lui vaudra d’être cité le dernier. Dire l’ovation qui lui fut faite quand il parut à l’orchestre me paraît inutile.
Cette soirée n’a été, du reste, pour lui, qu’un long triomphe. Elle restera, je n’en doute pas, gravée dans sa mémoire comme un des plus beaux jours de sa vie.
Il serait profondément ingrat de ne pas nommer aussi les infatigables lieutenants de Dranem: MM. Portal, constamment sur la brêche, Bloch, président de la société de Secours-mutuels, Lejal, Fréjol, trésorier de la Maison de Retraite et mon sympathique confrère Max Viterbo qui, tel un capitaine de navire, dirigeait avec le concours de MM. Adolpho et Vylé la marche si bien réglée et organisée de cette fête.
La recette a été fructueuse. Dranem était content, Viterbo enchanté, les artistes ravis, le public transporté et beaucoup de malheureux artistes, aujourd’hui accablés par les ans devront bénir leurs camarades plus jeunes qui se sont si cordialement prodigués pour leur faire un peu de bien et leur assurer un abri.
1908. Le 21 août dans le «Messidor»:
Depuis hier, une affiche des plus originales couvre les murs de Paris: on y voit Dranem et Jeanne Bloch, ces deux rois du rire, disputer, sous les acclamations de leurs camarades, une course à tandem: c’est l’affiche annonçant la fête sportive des artistes lyriques de lundi 24 août, au vélodrome Buffalo, à Neuilly. Cette fête, à laquelle la musique militaire du 119e de ligne prêtera son concours, est appelée à un succès retentissant, il faut ajouter aux quinze épreuves disputées par cent cinquante artistes, les courses professionnelles pour lesquelles Darragon, Major Taylor, Nasi, Moreau, Demangel. Seigneur et quarante autres coureurs ont offert, dans un bel élan de solidarité, leur précieux concours au Comité de l’Oeuvre de la Maison de retraite des Artistes lyriques.
1908. Le 25 août, Victor Snell écrit dans «L’Humanité, journal socialiste quotidien» :
Au Vélodrome de Neuilly.
Le Gala Sportif des Artistes.
Il n’y avait pas Mansuelle – ou s’il y était, il s’est, telle une violette, dissimulé dans le gazon de la pelouse. Mais la fête n’en a pas moins bien réussi.
Il y avait là Dranem, organisateur en chef, Dranem surveillant d’un oeil tous les détails et, de l’autre… donnant ses ordres, Jeanne Bloch, plus bloch que jamais, Coquelin, le Grand Coq Lui Même, Mistinguette, Miette, Mignonnette, et pas mal de chichinettes d’ici et de là.
A deux heures précises, on frappe les trois coups et la musique du 119éme de ligne attaque l’obligatoire marche de «Sambre et Meuse,» la fête s’ouvre par un défilé de tous les participants. Et aussitôt se courent les série de grand championnat. Sérieux comme des professionnels de carrière, moulés dans les affreuses casaques versicolores sans lesquelles on ne peut, décemment pédaler à Buffalo, par trois, quatre ou cinq, au coup de pistolet du starter, les sympathiques artistes s’élancent… Ils prennent les virages un peu haut, mais c’est tout de même très bien. Quelques-unes de ces brèves luttes sont pleines d’intérêt. Une foule nombreuse y applaudit.
Et puis voici la course à pied, elle est réservée aux Cent-kilos de la Société. Course épique, esthétique, apocalyptique… ces choses là ne se racontent pas, il faut les voir soi-même.
Puis, d’autres épreuves encore, sérieuses ou fantaisistes, des échassiers, le nain de Marigny matchant le géant de l’Européen en un handicap émouvant, un singe dressé, présenté par une superbe bohémienne, etc…
Charmante après-midi pour tous. On s’est amusé et l’on a fait du bien, peut-on souhaiter davantage ?
La semaine suivante, le 30 août 1908, il joue avec Dufleuve et Carmen Vildez à la kermesse de l’exposition de l’Habitation, au profit de l’Oeuvre de la Maison de retraite des artistes de concerts et de music-hall, dont il est le président. (Figaro du 14 août 1908)
Dranem, se retrouve aussi président de la loterie – au capital de 4,700,000,Francs – qui est organisé pour la maison de retraite : Tirage le 15 février 1909, 621,100 Francs de lots, tous payable en espèces.
1909. Le 20 février dans «L’Afrique du Nord illustrée» :
Casino Music-hall d’Alger.
Demain, samedi, Dranem doit faire ses débuts au Casino Music-hall de la rue d’Isly. Bien qu’il n’ait encore jamais paru en Algérie dans aucune salle de spectacle, il serait fastidieux de faire ici une présentation de l’inénarrable comédien qui, en France, a su conquérir le titre de roi du fou-rire. Il n’est plus aujourd’hui un illustré qui, par l’objectif de l’un de ses reporters ou le crayon de son meilleur dessinateur, n’ait croqué quelques-unes des attitudes de cet extraordinaire personnage resté unique dans un genre pourtant si répandu. Il n’est pas, depuis dix ans, une revue à succès dont l’apparition burlesque de Dranem n’ait été le clou.
Et l’on sait que ce singulier comique, dont les attitudes aussi bien que les saillies inattendues dilatent les rates les plus austères, est doublé d’un grand philanthrope. Dranem, artiste arrivé, riche et fêté, a tendu la main à ses camarades moins heureux, à tous les pauvres petits cabots besogneux qui vivent péniblement de l’indulgence du public. Ne le voyait-on pas tout récemment encore, au bras de cette extraordinaire Jeanne Bloch, qui abdiqua toute féminité pour adopter des rôles d’une si amusante pitrerie ! Ce couple si bien assorti se dépensait en une fête de bienfaisance. Ils furent la grande attraction de la journée-
Alger se doit aujourd’hui de fêter l’artiste si personnel, si cocasse, qui a su créer un genre dont les imitations pâles contribuent seulement à mettre en relief l’éclat.
Les représentations de Dranem auront lieu du samedi 20 au mardi 23 février.
En mars 1909, un numéro spécial du magazine «Paris qui Chante» voit le jour. Vendu cinquante centimes au profit de l’œuvre de la maison de retraite des artistes lyriques.
Cher Public
Le conseil d’administration de l’Œuvre de la Maison de Retraite des Artistes lyriques, dont le président-fondateur est Dranem, a décidé de demander à «Paris qui Chante» de faire un numéro spécial consacré à cette Œuvre, afin de faire connaître au public son fonctionnement et le but qu’elle poursuit.
Nous vous présentons aujourd’hui ce numéro extraordinaire qui vous fera connaître les artistes sous un jour inconnu, et vous prouvera que ceux qui vous ont tant fait rire savent devenir sérieux quand il s’agit de soulager les misères de leurs vieux camarades. ……
S’ensuit un historique de la société fondée en 1881 par Jules Pacra (1832-1917) un chanteur de café-concert.
C’est le 10 janvier 1881 que M. Pacra père, assisté de MM. Aristide Bruant, Charles Mey, Min et Aumont, fonda la Société de Secours mutuels des Artistes Lyriques.
Très fortement combattu à sa naissance, cette Société eut des débuts plus que modestes et, malgré les efforts de son généreux fondateur, elle ne comptait, au milieu de 1881, que 125 sociétaire et ne possédait que 763 fr. 40.
Avec une patience et un courage admirables (il en fallait à cette époque où on considérait les mutualistes comme des anarchistes) M. Jules Pacra continua la tâche qu’il s’était imposée.
C’est ainsi qu’en 1895 il arrivait à porter l’effectif de la Société à 181 sociétaire réguliers et, après avoir versé 2.145 francs de secours, accusait à l’Assemblée générale un avoir de 27.640 francs.
M. Pacra ayant dû, étant donné son grand âge, abandonner la présidence, fut remplacé par M. B. Bloch, le président actuel, qui mit toute son activité et son intelligence au service de la Société.
Entouré de collaborateur dévoués, comprenant tous la nécessité de la mutualité, il fit de la Société de Secours mutuels des Artistes lyriques une des Sociétés les plus importantes de France (le Ministère du travail l’a d’ailleurs désignée pour prendre rang dans les Sociétés de Secours mutuels présentées par le Gouvernement français à l’Exposition de Londres où elle a obtenu une médaille d’argent), précédemment elle avait obtenu en 1905 une médaille de bronze à l’Exposition de Liège et une médaille d’argent à l’Exposition de Bordeaux en 1907.
A l’heure actuelle, la Société de Secours mutuels des Artistes lyriques compte 4.500 sociétaires et possède 120.000 francs, elle a versé à ses sociétaires depuis sa fondation 114.232 francs de secours et sert 2.800 francs de rentres à 28 sociétaires retraités.
Le comité, encouragé par ces beaux résultats, a voulu faire mieux encore et a décidé, dans sa séance du 30 janvier 1907, la création d’une «MAISON DE RETRAITE» pour ses vieux sociétaire nécessiteux.
……………
L’hospitalisation de cette maison de retraite ne sera pas une faveur que l’on accordera aux sociétaires retraités, ils ne seront pas admis là par charité, ils seront chez eux, dans leurs propriété. Et ils pourront, au milieu de confort le plus moderne, dans des conditions d’hygiène inappréciables, terminer tranquillement leurs jours, sans aucun souci matériel.
Les Artistes lyriques ont été précédés dans cette voie par Coquelin aîné dont le souvenir restera impérissable et qui s’est acquis la reconnaissance de ses camarades en fondant la «Maison des Comédiens» à Pont-aux-Dames.
La Maison de Retraite des Artistes lyriques sera bâtie à peu près sur le même modèle.
Elle comprendra 54 chambres – 24 pour les femmes, 24 pour les hommes et 6 chambres de ménages, – soit en tout 60 pensionnaires.
Chaque chambre a son vestiaire et son cabinet de toilette. Les pensionnaires auront à leur disposition des salles de bains et d’hydrothérapie. Une infirmerie sera installée avec les dernier perfectionnements et le service médical sera assuré par deux médecins attachés à l’établissement. Les repas se prendront par petites tables dans une salle à manger commune, de plus, les dames auront leur salon et leur bibliothèque. Les hommes leur bibliothèque et leur salle de billard.
Un parc d’une dizaine d’hectares entourera la Maison et, en parcourant ce petit domaine, les vieux artistes pourront se croire propriétaires et rentiers. Les pensionnaires pourront sortir quand ils le désireront en prévenant simplement le directeur et s’habilleront comme il le voudront. A cette effet, une somme annuelle de 60 francs leur sera allouée. En outre ils recevront 5 francs par mois pour leurs menus frais.
…………
Tout cela va coûter chère: 2.800.000 francs
Comment obtenir cette somme énorme de 2.800.000 francs nécessaire à la création de l’Œuvre?
Un seul moyen se présentait: une Loterie.
C’est alors que le conseil d’administration chargea MM. Dranem, président, Portal, vice-président, et Fréjol, secrétaire, de faire près du ministre les démarches nécessaire pour obtenir l’autorisation de cette Loterie. L’autorisation d’émettre une Loterie n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Le nombre de démarches et de rapport à fournir est incalculable. Après une année d’efforts, l’autorisation fut enfin donnée par arrêté ministériel le 18 avril 1907, mais avec restriction que la vente des billets ne pourrait avoir lieu qu’à partir du 1er mai 1908.
………..
MM. Dranem, Portal et Fréjol, s’occupèrent de trouver les fonds nécessaires aux dépôt de garantie des lots. (Le public ignore généralement qu’il faut, pour avoir le droit de faire sortir un billet de loterie, avoir déposé le montant des lots dans une caisse de crédit désignée par le ministère de l’intérieur.)
De généreux amis s’intéressant à l’Œuvre voulurent bien avancer la somme de 621.000 francs, représentant la totalité des lots, qui fut versée le 9 janvier 1908 au Comptoir national d’Escompte de Paris, ainsi qu’en fait fois le reçu dont nous reproduisons page 5 le fac-similé.
Une fois les lots déposés et les billets imprimés, il fallut que Dranem, Portal et Fréjol se convertissent en administrateurs. C’était une tâche peu facile. Néanmoins ils se mirent à l’ouvrage et quelques mois après la France entière connaissait, par les circulaires envoyées et par les fêtes organisées, que les Artistes lyriques voulaient fonder une maison de Retraite, et que pour y arriver ils avaient obtenu l’autorisation d’émettre une loterie au capital de 4.700.000 francs qui donnerait comme lots une somme de 621.100 francs, tous payables en espèces.
Immédiatement les demandes commencèrent à affluer au siège de la Loterie, 110, boulevard Sébastopol, le public, comprenant qu’il s’agissait réellement d’une œuvre de bienfaisance et pas d’une opération financière, tenait à prouver aux Artistes toute sa sympathie en prenant un grand nombre de billets.
Ce qui a été fait pour réussir les fêtes.
Le comité de l’œuvre, pensant que, pour bien faire connaître le but à atteindre, une grande publicité était nécessaire, et n’ayant pas au début les moyens suffisants pour s’offrir la publicité des journaux, décida d’organiser ses représentations dans les villes les plus importantes de France. C’est ainsi que Lyon, Saint-Quentin, Nice, Toulon, Bordeaux, Grenoble, Marseille, Toulouse, Nancy, Rouen, Reims, Caen, Nîmes, Vichy, Lille, Bruxelles, Paris, s’intéressèrent à l’œuvre. A toutes ces fêtes les meilleurs artistes de Paris prêtèrent leur concours gracieux. On ne sait trop qui remercier, des Directeurs qui prêtèrent leur salle, des Artistes qui prêtèrent leur concours, des Musiciens ou des Compagnies de chemins de fer qui, en accordant à demi-tarif aux artistes, contribuèrent ainsi à la réussite.
Paris eut pourtant les fêtes les plus grandioses. Les organisateurs estimèrent avec juste raison que dans la Capitale ils devaient frapper un grand coup qui aurait sa répercussion dans toute la France. C’est Tabarin qui ouvrit le feu avec la Redoute du 7 mai 1908 qui fit 9.000 francs de recettes. Un des collaborateurs précieux de cette fête fut Max Viterbo, le secrétaire général des Ambassadeurs.
Depuis longtemps le Comité avait en tête d’organiser une fête sportive, elle eut lieu à Buffalo, le 24 août 1908. Le Vélodrome, obligeamment prêté par MM. Coquelle & Co Managers, fut ce jour-là trop petit et on peut dire que ce fut un grand succès. L’organisation fut difficile en raison du programme immense qu’elle comportait, mais tout réussit à merveille et on vit tous les coureurs professionnels se mettre en ligne et disputer gracieusement une course de Primes que Seigneur gagna, Major Taylor lui-même battit un record. Trousselier et tutti quanti gagnèrent aussi plusieurs courses. Les courses disputées par les artistes ne furent pas moins émotionnantes et bon nombre étaient dignes de figurer parmi les meilleurs stayers. La recette dépassa 10.000 francs, Ce magnifique résultat est dû à la collaboration de M. Blon-Dhin, trésorier de l’œuvre.
Après ce succès il en fallait un autre plus grand. Les organisateurs pensèrent que les Tuileries étaient le cadre rêvé. Mais il fallait l’autorisation des pouvoir public!
On se mit en campagne et après maintes démarches on obtint du Ministère des Beaux-Arts l’autorisation demandée. Ce fut alors qu’il fallut se remuer pour montrer au public quelque chose de sensationnel, mais les organisateurs ne s’arrêtant pas devant les difficultés, le public eut la satisfaction de voir un spectacle sans précédent. Aux Tuileries de tous les côtés se dressaient des théâtres. La garde Républicaine, l’Opéra, l’Opéra-Comique, le Français et tous les théâtre de Paris prêtèrent leur concours. Quatre scènes furent dressées ayant chacune leur spectacle indépendant, un concours de gymnastique, concours de musique, en tout 1.500 exécutants, bal en plein air, chevaux de bois, etc.,etc.
L’enlèvement du ballon le «Risque.Tout» ayant à son bord Émilienne d’Alençon, et le défilé historique des armées obtinrent un succès immense. On entendit la «Marche de Sambre-et-Meuse» jouée par mille exécutants, tambours, clairons et musique, le tout dirigé par M. Merlier, chef de musique du «Journal». La recette atteignit 41.000 francs.
…………….
La dernière grande fête donnée à Paris fut la Redoute-Gala des Milliardaires, organisée au Moulin-Rouge le 19 décembre à minuit, elle obtient un aussi grand succès que les autres et pas mal de spectateurs découvrirent dans la salle les opulents milliardaires qui se promenaient incognito avec plusieurs billets de banque dans leur poche, plus de 5.000 francs de primes, obtenues gracieusement, furent distribuées au public. La recette dépassa 8.000 francs.
Comme on le voit, depuis le 1er janvier 1908, les organisateurs ont donné dans toute la France près de 60 fêtes, s’il faut en déduire qu’ils ont fait marcher de front leurs affaires personnelles, c’est-à-dire qu’il ont en même temps répété, joué ou chanté dans les théâtres où ils sont engagés, on doit en conclure qu’il leur a fallu tout de même quelque peine pour arriver à un résultat pareil.
Leurs efforts ont été largement récompensés. Les billets s’enlèvent par milliers et nous conseillons à toutes les personne désireuses de s’enrichir, en faisant une bonne œuvre, d’acheter sans tarder les derniers billets de la loterie de la Maison de Retraite des Artistes lyriques.
1909. le 24 avril, Dranem fait une conférence dans le cadre des «Samedi de Madame» au Gymnase. Le thème en est «Le Rire à travers les âges». Il est accompagné de Marguerite Deval, Gabrielle Lange et Félix Galipaux.
Le 23 août 1909, La fête sportive des artistes lyriques a encore une fois lieu au vélodrome Buffalo, c’est à nouveau une réussite.
1909. En octobre, Il est à L’Eldorado pour «Alfred ! – Juge de Paix malgré lui. -» Un Vaudeville de Mrs Keroul et Barré. Curnonsky en parle dans le «Paris qui Chante» 350 :
Allez donc voir «Alfred !…» c’est un de ses vaudevilles habillement charpentés où le problème consiste à faire coucher tout le monde dans le même lit, ce n’est pas sorcier, direz-vous !… Je vous assure que si, car il faut la manière. Et elle y est en plein, la manière, dans cette grosse farce jovial et «bon enfant», toute débordante d’entrain et de vie.
Et je suis de ceux qui trouvent qu’on ne rend pas justice à Dranem sous prétexte qu’il tient un numéro de chant unique, on ne s’avise pas que le chanteur se double d’un comédien plein de finesse, d’observation et de fantaisie ! Ah ! que je le préfère à certain pompiers de nos théâtres les plus subventionnés.
1909. En novembre c’est «Qué qu’tu me lègues ?», toujours à L’Eldorado, et toujours par Curnonsky dans «Paris qui Chante», numéro 356 :
Mais qu’importe au public, pourvu qu’il ait son Dranem ?
L’autorité de cette vedette unique est telle qu’on pourrait lui confier n’importe quel rôle, le succès éclaterait quand même. Pourtant la scène de la jeune mariée et de son petit collégien de cousin ne m’apparais pas d’une nouveauté transcendante. Mais au seul aspect de Dranem en mariée candide sous ses voiles blancs, toute la salle se tord et l’acteur peut dire tout ce qui, lui passe par la tête, l’effet est assuré. Mais je préfère de beaucoup la scène du «Greffeur», un petit vaudeville rapide, où Dranem peut montrer son originalité de comédien très fin et très sûr et la scène des policiers russes où il danse avec Gabrielle Lange un pas d’une impayable drôlerie ( car il sait tout faire, ce diable d’homme ).
En vieil habitué de l’Eldo, je regrette que la Revue nous prive de ce tour de chant où Dranem est incomparable. Etait-il donc si difficile de le montrer sous son triple aspect de chanteur, de danseur et de comédien ?
1909. En décembre à l’Eldo c’est «Poléon», une fantaisie historique de MM. A. Vercourt et J. Bever, Dranem tient évidement le rôle titre, et Curnonsky y vas de son billet dans le «Paris qui Chante» 360 : Un mouvement endiablé anime toute cette grosse farce, dont le principal mérite est d’être sans prétention, et l’on s’amuse follement parce qu’on n’a pas le temps de se reconnaître ni d’opposer le moindre raisonnement à cette folie, mais surtout parce que Poléon c’est Dranem et que le grand Comique populaire a trouvé là un de ses meilleurs rôles. Il y déploie vraiment une fantaisie aussi puissante et aussi original que naguère Réjane dans «Madame Sans-Gêne». Le Dranem du premier acte, trébuchant dans le pourpre impériale et recevant l’ambassade ibérienne avec la plus franche cordialité, le Dranem du second acte engueulant l’Empereur, pelotant Josephine, allumant la reine d’Ibèrie et flanquant le fouet à sa légitime, le Dranem du troisième acte se jouant des pires difficulté et ne se dérobant point a une ovation, tous les aspects enfin de notre Dranem national le montrent aussi parfait comédien qu’il est excellent chanteur…
Dans une récente interview, Dranem définissait à merveille la nature de son talent, fait de simplicité directe et de naturel conscient, et il se recommandais avec une gentille et charmante modestie de l’exemple du grand José Dupuis.
– Eh bien ! je crois pouvoir affirmer que si ce grand artiste voyait Dranem dans Poléon, il l’applaudirait de tout coeur.
Il est étonnant qu’Armand n’ai pas plus signé de chansons, c’est peut être par excès de modestie, il avait pourtant une jolie plume. Voici par exemple la préface qu’il a écrit vers 1910, pour : «L’Album d’ André Foy.» Un livre de dessins sur les célébrités du spectacle 1900, avec des petit poèmes de Lucien Vacherot. Je vous la livre tel quel :
Monsieur,
Une préface pour votre album ? Je suis très embarrassé, car les camarades vont m’ agonir de sottises si je les trouve laids. Que faire ? Oh ! je n’ai qu’une chose à dire, c’est qu’ils sont tous beaux. Mais comme justement ils sont tous en caricature, ils vont me tomber dessus en s’ écriant «C’est bien ça, il se f… de nous.» Voyez ma situation. N’ empêche que (c’est très joli à voir) ; il n’y a que moi d’un peu enlaidi. Messieurs les auteurs, vous ne m’avez pas bien regardé. Et puis, c’est très mal de me mettre ainsi en premier ? Que vont dire les copains ? «Ce Ménard, non ce Dranem ne se contente plus de tirer sans cesse à lui la couverture, il faut encore qu’il soit dessus !»
Par exemple, les dames sont bien laide ! Qu’ est-ce que je vient de dire là ! Vous qui m’affirmiez n’avoir pas l’intention de les caricaturer. Oh ! Là ! Là ! Que vais-je prendre ! Le reste de mes cheveux vas y passer ! C’ est de votre faute; vous méritez le Foy André. Mais le public ne vous le donnera pas. Il s’ amusera en regardant nos jolie frimousses et ne trouvera pas Vacherot si gnole que ça (Horrible!!!) d’ avoir su faire des vers aussi spirituels sur les étoiles.
Quand à nous, c’est ça qui vas nous faire de la réclame auprès du sexe faible qui tiendra à voir de près nos petites gueugueules !
du coup, je vous lâche, je vais me faire friser et vous souhaite bonne chance.
Dranem
1910. Henri de Houssanne, directeur du journal «Gil-Blas», publie dans son édition du 1 mars:
Dranem Candidat.
Entre deux chansonnettes, Dranem devra bien.tôt se consacrer, le soir, à des réunions électorales, car M. Ménard sera parait-il, candidat aux élections législatives dans le Xéme arrondissement.
Il n’a point sans doute la prétention de battre M. Groussier, mais si tous ceux qui se sont amusés à ses chansons votent pour lui, Dranem réunira un nombre respectable de voix.
Et puis, il aura toujours la ressource de placer au bas de ses convocations électorales l’originale mention suivante: «Le candidat chantera.» Gageons qu’il y aura du monde.
Le lendemain, dans «Le Gaulois» d’Arthur Meyer:
«Dranem! Allez-vous dire. Allons donc! Ce n’est pas possible! Le joyeux chanteur qui nous amuse tant passerait maintenant du plaisant au sévère! C’est invraisemblable.» Invraisemblable mais vrais, pour parler en prose. Tellement vrai que c’est officiel, que la candidature est déjà posée et que bientôt les murs du dixième arrondissement seront couverts d’affiches au nom de M. Ménard. Car Dranem et Ménard ne font qu’un. Retournez l’un et vous aurez l’autre. Pendant que Dranem continuera à nous faire rire à l’Eldorado, Ménard, sans doute, entreprendra une besogne inverse au Palais-Bourbon.
D’abord, ça n’est peut-être pas sûr. On verra. En attendant, vous vous demandez peut-être sur quel programme Dranem se présente devant ses électeurs. Il fut, au café-concert, le créateur du genre «idiot». C’est à première vue un genre qui n’est pas incompatible avec le mandat de député. Certains mêmes pourront croire que c’est une excellente préparation et que le nouveau député, en arrivant à la Chambre, n’aurait pas besoin de créer un nouveau groupe.
Ce n’est pourtant pas comme candidat «idiot» que Dranem sollicitera les suffrages de ses concitoyens. D’abord, c’est un homme fort intelligent, et qui l’a montré dans mainte occasions. Dranem se portera comme mutualiste. Je m’incline. Dranem est, en effet, le premier mutualiste. Qu’y a-t-il de plus mutuel que le rire? Les nombreux spectateurs que Dranem fait tordre chaque soir sont mutualistes par le rire.
Mais Dranem a, sans doute, des prétentions plus hautes. On m’assure qu’il est mutualiste au sens ennuyeux du mot, je veux dire au sens sérieux. N’importe. On a vu des députés très convaincus et qui ne laissaient pas d’être très gais. En étant mutualiste dans l’acception socialiste du mot, Dranem, j’en suis sûr, n’en continuera pas moins à nous amuser.
Toujours le 2 mars, Armand Charpentier dans «Le Radical»:
Dranem, candidat radical indépendant, ne pourra faire qu’une excellente campagne dans cet arrondissement où les artistes et compositeurs sont si nombreux. Nul doute qu’au premier tour de scrutin il ne rallie toutes leurs voix ou presque toutes.
Il est bon, en effet, que le monde des artistes, qui a tant de desiderata à faire valoir, ait ses candidats dans la prochaine bataille. Par les sympathies qui l’entourent, par la notoriété de son nom, Dranem était plus désigné que quiconque pour être l’un de ses candidats.
Très bon républicain, il fera son devoir si le sort ne le favorise pas au premier tour, et, très certainement, ses voix iront au candidat républicain qui sera en tête.
«Le Louette algérois» du 27 mars 1910:
C’était une galéjade. Dranem n’est pas candidat à la députation, l’excellent chanteur le déclare gaiement. Il aime mieux dit-il, planter ses petits pois.
Nous avons donc été victimes d’une plaisanterie. Il est permis de supposer qu’elle est née autour d’une table de café, où quatre «mentons bleus» faisaient leur manille.
-Si on faisait une blague à Dranem?
-Ça colle.
Et voilà comment Dranem fut pendant quelques heures candidat à la députation.
Ce n’était que du théâtre, du théâtre à côté.
1910. Le 30 août, Auguste Gard signe un long article pour le «Gil-Blas»:
Du Concert au théâtre
Un chanteur comique va débuter dans le classique.
Dranem va passer de l’Eldorado au second Théâtre-Français. Oui, la nouvelle était exacts: Dranem va jouer en novembre «Le Médecin malgré lui» à l’Odéon.
Le 19 août, Antoine lui a écrit de Camaret :
Vous savez que j’ai demandé à Vilbert de venir, l’hiver prochain, à l’Odéon, à nos matinées classiques, jouer «Monsieur de Pourceaugnac»…
J’ai en effet, pour théorie que les artistes de café-concert seraient infiniment plus intéressants dans les œuvres du répertoire classique et que ce sont eux qui sont les gardiens de la vrais tradition comique.
Alors, je viens vous demander si vous voulez venir, toujours à une de ces matinées-conférences, me jouer «Le Médecin malgré lui», de Molière, où vous seriez délicieux, j’en suis sur. Comme il ne s’agit que de deux matinées du jeudi, ceci ne vous gênerait en rien pour vos affaires et je suis persuadé que vous auriez un succès considérable.
Voulez-vous me dire si, en principe, l’affaire vous amuse. Répondez-moi un petit mot: pour les conditions d’argent, nous réglerons toujours cela très facilement.
Bien à vous.
A. Antoine
Cette théorie que soutient le directeur de l’Odéon et dont il vas donner, avec Dranem, une nouvelle et victorieuse démonstration, est, au reste, parfaitement défendable.
Nombreux sont les artistes des théâtres, même subventionnés, ou des scènes du boulevard, qui ont débuté au café-concert.
Fugère, le doyen de l’Opéra-Comique, le chanteur impeccable, l’interprète verveux à la fois et parfaitement correct de la musique classique, Fugère, avant d’être Bartholo et plus tard le comte des Grieux et le père de Louise, fredonna à Ba-ta-clan: J’ai brisé ma musette, le soir…
Germain, dont l’apparition seule déchaîne le rire, aux Nouveautés, Germain débuta à l’Eldorado.
Max Dearly, avant de jouer les œuvres de MM. De Flers et de Caillavet, chanta au Concert Parisien.
Vaguet, le ténor délicieux qui eut à l’Opéra une si brillante carrière, Vaguet, avant d’être Lohengrin étincelant, traîné sur les eaux par un cygne, descendit, pour y détailler des couplets, dans les caveaux de Montmartre. Cassive parut d’abord au Concert Européen.
Mistinguette garde encore la voix et l’allure du café-concert et Polaire veut en perdre jusqu’au souvenir.
Ce, pendant que de Max, tragédien national, quoique Roumain, brûle les planches au Moulin-Rouge…
Mais que pense Dranem, lui, de la proposition de directeur de l’Odéon?
Je me le demandais en traversant les jardins des Champs-Elysées, hier soir, quand. Au détour d’un massif, mes yeux furent attirés par la blancheur d’une robe. A coté de la robe était un monsieur. Son visage, où se jouait la lueur tremblotante d’un bec de gaz, avait une expression douce et rêveuse, presque mélancolique: Dranem, avant de descendre au sous-sol de l’Alcazar s’habiller pour paraître en scène, s’abandonnait en hâte au charme de cette minute exquise. Il me vit. Le soin qu’il a assumé d’amuser le public lui a donné une psychologie presque intuitive. Il songea:»Voilà un garçon qui me veut du bien et à qui je peux faire plaisir. Et aussitôt, en Dranem s’éveilla le mutualiste. Sur son invitation, j’avançai une chaise, et tous trois, les genoux se touchant, étroitement serrés et nous faisant face pour dérober aux curieux un visage trop sympathique et trop connu, tandis qu’à côté les gais flonflons de l’orchestre sautaient allégrement par-dessus la rangée blanche des globes lumineux de l’Alcazar, nous commençâmes à deviser. Et bientôt le dialogue s’éleva aux plus hautes régions de l’Art.
Eh bien, oui, Dranem est heureux de jouer le «Médecin malgré lui».
-Je ferai de mon mieux pour satisfaire l’auteur. J’apprends le rôle.
Et de la poche de son veston, il sortit des volumes fatigués d’avoir été trop feuilletés: la pièce de Molière, entre un vaudeville de Kéroul et Barré et un recueil de chansonnettes.
-C’est un très joli rôle, me dit Dranem, et je crois que j’y serai bien. Ce classique ne m’effraie pas. Certes, je ne sort pas du Conservatoire, et je n’ai pas appris à dire desir sans é fermé et je ne prétends pas incarner Hamlet ou Don Carlos, mais une pièce bien vivante, où le dialogue est naturel, où les situations sont amusantes, il n’y a qu’à se laisser aller.
Je crois d’ailleurs beaucoup plus facile de faire du théâtre que de réussir au café-concert.
Ici d’abord, on ne peut se contenter d’un «talent honnête». Il faut réussir, il faut amuser, il faut avoir de l’originalité, de la verve.
Le texte est souvent inepte, c’est à l’acteur à l’animer.
Tandis qu’au théâtre, avec des situations ingénieusement combinées, avec des mots qui portent, avec des artistes qui vous encadrent, des personnages qui vous annoncent avant que vous paraissiez, vous interpellent dès que vous arrivez, provoquent vos réponses et vous en indiquent le ton, combien il est plus facile de briller!
Le public se doute-t-il seulement de l’embarras du chanteur qui arrive en scène seul, avec pour tout texte, tout décor, tout accessoire, cinq chansonnettes?
Mais «L’Anglais tel qu’on le parle», «Le Voyage de M. Perrichon», je me chargerais très bien de jouer cela.
Et le comique universellement connu, le chanteur populaire, celui qui avec quelques mots dits à mi-voix, le soir, sur une petite scène, a gagné une fortune, Dranem, me confie:
-C’est difficile d’amuser le public.
A cette minute son air est si grave, sa physionomie a une contraction si inattendue que j’éclate de rire.
Vous voyez comme il faut du sérieux pour faire rire. Il ne faut jamais être gai pour provoquer la gaieté chez les autres. Tenez, un effet qui longtemps m’avais très bien réussi consistait, lorsqu’on riait d’une de mes fantaisies,
de me retourner triste et surpris et à paraître chercher à me rendre compte de ce qui pouvait bien provoquer l’hilarité. Dites au public:«Mon Dieu que c’est bête!» Il rit. «Et vous restez là à m’écouter?» Il éclate. Ajoutez:
«Sommes-nous idiots!» C’est le spasme.
Oui, sommes-nous idiots!
Cette fois aucun de nous ne rit. Et quand Dranem reprend, en replaçant ses brochures dans sa poche: «J’aurai grand plaisir, oui, grand plaisir à jouer le «Médecin malgré lui», une association d’idée me ramène à Molière qui, lui aussi, avait tant fait rire…
Mais la grosse caisse de l’Alcazar s’exaspérait. Les cuivres redoublèrent d’efforts pour couvrir ses sourd grondements, *les petites femmes qui ne peuvent pas marcher» paraissaient en scène. Le tour de Dranem allait venir. Il alla s’habiller pour dire ses chansonnettes.
1910. le 25 septembre, le même article, parait dans «Le Journal du Dimanche» et «Le Journal de la Famille»:
La Fête de Buffalo – Dranem et le Théâtre
La grande fête donnée il y a quelques jours à Buffalo au profit de la maison de retraite des artistes lyriques a obtenu un franc et légitime succès. Le programme des plus heureusement et des plus joyeusement composé a fait les délices d’une assistance nombreuse et choisie.
A citer «la Course des entravées».
Nos meilleurs chanteurs et nos plus jolie chanteuses prêtèrent leur concours à cette fête. Aux côté de Portal, Frejol, Blondin, notre populaire Dranem fut la joie de la fête.
…
Donc, c’est bien vrais, notre bon Dranem quittera bientôt l’Eldorado où tous les soirs il obtient un vif succès, pour l’Odéon où il doit créer le principal rôle du «Médecin malgré lui» qu’Antoine veut servir à ses habitués.
Ce sera une première sensationnelle et tous les amateurs de théâtre attendent impatiemment le jour où ils pourront applaudir Dranem comédien.
Nous nous somme donc, un de ses derniers soirs, rendus à l’Eldorado, pour le soumettre au supplice de l’interview. Dranem nous reçut le plus aimablement du monde dans sa coquette loge pleine de cadres et de peintures: remarqué entre autres les photos de Mounet-Sully, Lucien Guitry et André Antoine avec dédicaces des plus flatteuses.
Comme nous demandions au futur interprète de Molière de bien vouloir nous tracer quelques lignes pour l’Actualité, Dranem s’y prêta de la meilleur grâce du monde et voici ce qu’il écrivit:
«Un article sur le Café-Concert et ce que j’en pense?
Rien de plus simple. Il y a fagot et fagot, comme je le dirai bientôt dans «Le Médecin Malgré Lui», comme il y a aussi concert et concert! Mais il n’est pas mort pour cela. Ce qu’il y a, c’est qu’il n’y a point de direction de concert. On laisse trop la liberté aux ordures.
Soyons gais, mais ne soyons pas grossiers! C’est une nuance énorme.
Quand aux artistes de Concert, il y en a d’excellents et qui seraient très bien au théâtre, car j’estime qu’il faut déjà être bon comédien pour pouvoir jouer au concert.
On parle toujours de nos chansons, mais l’on y joue aussi des piécettes, des opérettes et des revues.
Pour ma part, j’ai créé plus de soixante rôles dans des pièces et des revues… Seulement, il est entendu que «ça n’existe pas!»
Les préjugés veulent qu’un artiste de Café-Concert ne sache pas jouer la comédie: c’est un pître, un paillasse, qui fait des grimaces. Je connais joliment de comiques du théâtre qui font des grimaces et qui sont bien contents de venir en faire au Café-Concert, qu’il dénigrent une fois qu’il sont partis en emportant le gros cachet. Mais je crois que je m’emballe et que je sort de mon sujet.
Sans vouloir passer de la pommade à l’Eldorado, vennez, ma bonne Actualité, venez dis-je, pour parler odéonien, venez voir la pièce qui s’y joue en ce moment, et vous verrez que c’est une troupe homogène parfaitement digne d’un théâtre.
Mais voilà, l’on me dira: ce sont des artistes de Concert, ils ne peuvent faire que cela!
L’avenir en jugera. Quand à moi, je dis que le Café-Concert est le véritable Conservatoire Comique pour le théâtre.
1910. Le 10 décembre. Le moucheur de chandelles du «Journal Amusant» :
Eldorado. «R’mettez-nous ça»
C’est le succès annuel de l’Eldorado, admirable établissement où le public comprend tout, applaudit quand il y a lieu et oublie, avant de prendre place, d’avaler sa canne ou son parapluie.
Ce sont les vedettes habituelles, sans lesquelles il n’est pas de succès boulevard de Strasbourg : Dranem, le prestigieux interprète de Molière, qui veux bien, de temps à autre. abandonner l’Odéon pour faire un peu de café-concert, Montel qui mesure sous la toise 2 mètres 50, Bach, l’excellent comique, et Carjol et Nuigam, Classens, Diems, Reybars et tous les gens qui possèdent un nom étrange.
1911. Le 1 janvier, Georges Ricou dans «La Presse»:
Le jour où Dranem naquit, les bonnes fées qui entourent les berceaux des nouveau-nés réglèrent sa destinée et annoncèrent: «Vers sa vingtième année, cet enfant changera de nom, il s’appellera Dranem, puis il perdra la plupart de ses cheveux et amusera les foules».
Cette prédiction s’est réalisée de point en point. Dranem n’a gardé de cheveux que le strict nécessaire, juste ce qu’il faut pour laisser comprendre qu’il en a eu jadis, comme tout le monde… Et, depuis qu’il s’appelle Dranem, il fait rire le public…, il le fait rire follement… Il suffit qu’il entre en scène, les yeux demi-clos, pour que la foule se divertisse.
Dranem pourtant, eut d’autres ambitions. Il nous les avoua, mais furent-elles sérieuses?… Eut-il vraiment le désir d’être un grand comédien, de rivaliser avec Guitry, Le Bargy, Mounet-Sully ou d’autres en qui s’incarna la splendeur dramatique?
Dranem adore le paradoxe, il s’en amuse, il le développe avec un humour charmant, et ce grand amour du classique qu’il manifesta avec un aimable scepticisme n’est peut-être qu’une boutade. On peut le croire.
Ses début dans «le Médecin malgré lui» à l’Odéon ne l’ont pas grisé. S’il ne sut pas résister à la tentation d’Antoine il est assez avisé pour ne pas se défendre des ambitions inutiles… Il fut un excellent comédien, mais puisque le succès vint au chanteur comique, Dranem suit sa destinée. Il a fait rire… et il fera rire, sans prétention, gentiment, à la bonne franquette. Les yeux clos, le sourire aux lèvres, il continuera à faire notre joie en chantant:
J’suis le fils d’un gniaff, gniaff, gniaff…
C’est la grâce que je nous souhaite.
En janvier 1911 il est invité par Robert Trébor. Ce futur directeur du Théâtre Michel, était à l’époque, responsable de la critique théâtrale au magasine Femina. Il avait eu l’idée d’organiser des rendez vous hebdomadaire au Théâtre pour donner la paroles à des auteurs, et des artistes en vogues, lors d’une conférence suivit d’une pièce ou de divers saynètes.
Ces «Rendez-vous de Femina», deviendront vite un événement prisé des Parisiens branché, qui auront le privilège d’entendre Galipaux, Cécile Sorel, Mistinguett, et même Rip et Sem qui parlèrent de la «Charité et de la Bienséance».
Dranem pour sa part, fera une causerie intitulée «Du Café-Concert à l’Odéon».
1911. L’intransigeant du 19 avril:
Interviews de MM. Antoine et Dranem par R. Bizet.
La récente interpellation de M. Ponsot qui reprocha à M. Antoine d’avoir travesti le répertoire classique en le faisant interpréter par des acteurs de café-concert a remis en question, semble-t-il, la valeur artistique de ses derniers, et nous avons voulu demander a M. Antoine ce que le public avait pensé de son innovation – n’est-ce pas le meilleur juge? – et ce qu’il comptait faire dans l’avenir à ce sujet.
Dans son bureau où il nous a reçu, son éternelle cigarette aux lèvres, le visage énergique et le geste bref. M. Antoine nous a dit:
– Les attaques de ce genre-là ne tiennent pas devant les faits. Jamais, vous entendez bien, nous n’avons fait de plus belles recettes que les jours où Dranem et Vilbert ont joué.
Et c’est très naturel. Ce sont des acteurs qui savent la portée des effets comiques, qui ont l’habitude et le sens du rire. Et non seulement, ils m’ont été utiles et ont attiré dans le théâtre bien des gens qui ne se fussent pas dérangés peut-être, mais j’ai la conscience d’avoir suivi la grande tradition classique. Dans la conférence que je fis pour expliquer mes intentions, j’ai pris soin de citer des chansons que l’on chantait dans les intermèdes et qui ne sont pas d’un comique plus élevé que celles qui font le succès de Dranem. D’ailleurs, Molière lui-même n’hésitait point à engager des acteurs de farce pour jouer des rôles dans ses pièces. Ainsi Jodelet, dont il n’a même pas changé le nom dans «les Précieuses».
Tenez, je suis tellement satisfait de ce que j’ai fait depuis le début de l’année en cette matière que j’ai engagé Vilbert pour jouer dans «David Copperfield», un rôle très important. Et je suis tout prêt à recommencer pour les pièces classiques.
Vous comprenez que je ne m’attarde pas à écouter ceux qui ne sont jamais contents.
J’ai travaillé de mon mieux, et pour les jeunes, et pour rajeunir cette scène. Mes efforts je suppose n’ont pas été vains, je les continuerai.
Cette déclaration était fort nette. Nous avons été aussitôt voir Dranem, auquel nous avons répété les paroles de M. Antoine.
Il sortait de la scène. Au loin, les applaudissements de la foule crépitaient, et vêtu de son costume légendaire, la face rougie, ses yeux papillotants, par habitude, de sa voix traînante et incertaine, avec un zézaiement qui force le rire, Dranem nous a répondu:
-C’est parfait, ce qu’il vous a dit, M. Antoine. Je pense bien que le public m’a goûté.
D’abord il était curieux de me voir dans un grand rôle, et puis il commence à me connaître. Pourquoi nous qui jouons tous les jours des farces plus ou moins bonnes ne pourrions-nous pas jouer une belle farce d’autrefois?
Je vous assure qu’on peu m’appeler à l’Odéon, j’irai encore avec joie. Ça fait plaisir de voir dans sa loge une affiche qui prouve qu’on vous a jugé digne de figurer sur une scène nationale.
Partout où je suis passé, dans le Midi, on m’a demandé:«Allez-vous jouer Le Médecin malgré lui?» Je ne pouvais pas, mais à ma prochaine tournée, je consacrerai quelques représentations au chef d’œuvre de Molière. Parfaitement, j’ai pris goût aux «classiques», et je ne demande qu’à les travailler.
Et d’un geste qui ne manquait point de fierté, Dranem nous désigna dans sa loge tous les portraits des comédiens célèbres qui sont ses admirateurs et ses amis, Antoine, Le Bargy et tant d’autre. Ne sont-ils pas ses frères en succès?
RIS-ORANGIS
Dranem qui avait initié le projet des années auparavant, a enfin réussi à réunir de quoi acheter, rénover, et équipé d’une infrastructure nécessaire le château de Ris Orangis.
L’inauguration à lieu en grande pompes le 14 mai 1911. Le président Faillières vient personnellement officialiser l’événement. Ce qui sera largement relayée par les différent journaux de l’époque.
1911. L’Excelsior du 1 juin:
Une même vedette pour l’Odéon et L’Alcazar!
Dranem a joué, dans la soirée d’hier, et au second Théâtre Français et à l’Alcazar. Il en fut, tout ensemble, embarrassé et ravi.
Ces deux jours derniers, Dranem a accompli un exploit théâtral qui tient du miracle.
Avant-hier et hier, il figurait à la fois sur l’affiche du sévère Odéon et sur celle d’un joyeux music-hall. Et c’est avec une excellente humeur qu’il a mené à bien ses deux entreprises contradictoires. Nous avons voulu voir hier de près comment le célèbre comique se tirait de cette difficile épreuve.
A huit heures, Dranem, rayonnant et superbe, faisait une entrée fort remarquée sous l’austère portique de l’Odéon. Il jetait un salut protecteur au concierge et montait rapidement dans sa loge. Non sans émotion, il enlevait ses vêtements de ville pour se parer des habits pittoresques de Sganarelle. Il empourprait son visage des fards qu’il avait apportés dans un petit paquet ( ce sont des fards comme il n’en ont pas à l’Odéon…) Costumé et grimé, il attendait son entrée en scène, tout en échangeant de graves propos avec quelques tragédiens chevelus.
A neuf heures précises, Dranem apparaissait sur le vaste plateau aux applaudissements d’un public hilare.
Le rideau tombait sur la dernière scène du «Médecin malgré lui» à dix heures et demie et Dranem était acclamé.
Aussitôt, il remontait dans sa loge. Il enlevait fébrilement son chapeau pointu et sa houppelande d’astrologue. Peu après il s’engouffrait dans une automobile qui l’attendait dehors. Ce pendant que nous étions conduits à vive allure vers l’Alcazar, Dranem quittait ses «souliers Molière», tirait ses bas, déboutonnait ses habits odéoniens, puis s’enveloppait de l’extraordinaire costume qui a fait sa renommée.
– Ah! Nous disait-il, se hâtant et soufflant, faut-il tout de même que j’aime jouer le classique!… Ce soir encore, entrant en scène, j’ai été terriblement ému… quand j’ai commencé à chanter «Bouteille, ma mie», j’ai failli me tromper. J’ai manqué entonner «Pétronille, tu sent la menthe!»…
Un cahot douloureux interrompait un moment ces confidences… Mais Dranem reprenait:
– Heureusement, j’ai un «truc» pour ne pas avoir le «trac»… Quand je joue, je ferme les yeux. Ainsi, j’ai tout le temps de me ressaisir. Et j’ai pu dominer mon émotion et fort commodément, détailler l’admirable prose molièresque… Hein? Croyez-vous que je m’exprime bien depuis que je fais partie de l’Odéon…»
Mais nous étions arrivés à l’Alcazar. Dranem, ravi, tutoyait le chauffeur, bousculait le gardien, embrassait ses camarades et se précipitait sur scène, coiffé de son célèbre feutre minuscule. Et des spectateurs enthousiastes obligeaient le chanteur populaire à revenir saluer dix fois…
Et voilà la relation fidèle de cette fameuse soirée qui demeurera dans les annales du théâtre.
1911. Nos Loisirs du 4 juin, un article de G. Davin de Champelos:
L‘EMPEREUR DU RIRE
Dans la galerie de nos artistes en robe de chambre que nous parcourons ensemble, il serait d’une injustice hurlante de ne pas réserver à Dranem un piédestal d’honneur.
Dranem, c’est de la joie bon enfant et spirituellement naïve, c’est du bon rire très fin qui plisserait grotesquement un masque de carnaval, c’est une essence précieuse qu’on présenterait dans une poterie grossière…
Et puis quoi? Dranem, c’est Dranem – et cela suffit.
L’autre soir dans sa loge de l’Eldorado – cette même loge où il revêt quotidiennement, depuis treize ans, sa défroque volontairement ridicule – je demandais à l’empereur du Rire ce que représentait au juste ce personnage idiot et matois, chaussé de «ribouis» extravagants, noués avec des ficelles, et coiffé d’un étrange et informe petit chapeau, ce fantoche flagorneur et bredouillant sous les traits duquel il apparaît aux salles enthousiastes.
Est-ce que je sais, moi? Me répondit Dranem en aplatissant d’une tape la calotte de son feutre. C’est, si on veut, une manière de Boireau gaffeur et mal embouché… C’est… Eh ben quoi? C’est moi. Et puis zut! Mais voilà qu’on m’appelle pour pousser une petite romance. Assieds-toi là et sois bien sage! Je reviens.
Et tandis que, de très loin, de là-bas, de l’autre côté de la rampe, arrivait jusqu’à moi l’écho des applaudissements que ce diable d’homme arrachait en se jouant au public, à «son» public, j’inventoriai le réduit où Dranem se grime et s’habille…
Un «réduit», certes! Le mot est exact. Ces dix mètre carrés de cellule sont sans élégance.
Dans un coin, une minuscule armoire à glace de pitchpin, le long des murs, un canapé déteint et deux chaises qui semblent avoir de la peine à conserver leur équilibre – et c’est tout.
Sur le papier à fleur passé des murailles quelques cadres rudimentaires où s’étalent des photographies dédicacées.
Voici Le Bargy, dans sa soutane de l’abbé du «Duel» et ces mots tracés d’une haute écriture compassée: «A Monsieur Dranem, cordialement. 1910.»
Leitner est moins guindé: «A Dranem que j’applaudis. Cordial souvenir. 23 avril 1910.»
Lucien Guitry est enthousiaste: «A vous, admirable et cher Dranem! 21 mai 1909.»
Mounet-Sully accentue encore la note: «A Armand Dranem qui m’a tant fait rire? En souvenir sincère de bonne camaraderie artistique.»
Antoine se souvient du «Médecin malgré lui»: «A M. Dranem, témoignage d’admiration et remerciements pour tant d’éclats de rire bienfaisants. 3 novembre 1909.»
Yvette Guilbert est familière et bonne fille: «A mon Dranem. Avec mes meilleurs sentiments.» Mais sachons borner notre cueillette. Notons simplement, au-dessus d’une lithographie en couleurs, une menaçante paire d’épées croisées sous un masque d’escrime…
Dranem va se charger, tout à l’heure, de nous rassurer sur ses instincts que l’on pourrait s’imaginer sanguinaires:
– Moi, j’ai mis ça là pour donner la venette aux gens… je n’ai jamais tenu une épée de ma vie! Et cependant, j’ai été soldat dans le temps.
Le pince-sans-rire s’empresse d’ajouter que cela se passait en 1894, lors de ses débuts, quand il chantait les «troubades» au concert de l’«Époque».
Je gagnais alors 150 balles par mois, déclare-t-il non sans fierté, maintenant qu’il a escaladé les sommets des «cachets» princiers. Et il ajoute:
Seulement bientôt il y a eu trop de troupiers sur les planches, alors le 6 septembre 1895, j’ai pris mon genre actuel pour mes débuts au «Concert-Parisien». Trois ans plus tard, j’étais en grande vedette, dans la même maison, avec Mayol et Max Dearly. Ah! C’était le bon temps!
Le 1er septembre 1899, Dranem entrait à l’Eldorado… où il est encore.
C’est vrai, goguenarde-t-il, je ne l’ai jamais plus quittée, ma chère bonne boite. Je suis ici le doyen à part entière!
Dranem a créé deux-cents chansons depuis dix ans.
Et ma meilleure, me confie-t-il, ma meilleure ou du moins celle où j’ai le plus de succès, c’est «les P’tits Pois», une ineptie… Si encore ça avait été «les Petits Pois du métro», j’aurais compris le triomphe que j’ai obtenu avec cette machine-là!
Le madrigal est plein d’à-propos et galamment tourné. J’en remercie l’excellent Dranem.
Mais déjà le voilà parti sur la piste des vieux souvenirs. Il les narre dans une langue colorée et charmante:
Figure-toi que maman tenait un kiosque de journaux au coin de la rue d’Angoulême. Le soir, on ne devait boucler l’établissement qu’à dix heures et demie. La brave maman allait se coucher vers les neuf heures… Tu pense si je moisissais dans la baraque! Je mettais vivement les volets et j’allais au théâtre Beaumarchais avec un porteur du «Courrier du Soir» qui avait des tas de billets de faveur.
…
Le jeune Dranem eut, d’ailleurs, des débuts encourageants.
Il chanta pour la première fois en public à Cormeilles-en-Parisis, Le jour de la fête du pays et toucha un mirifique cachet de dix francs. Le soir même, il chantait à Montmorency et empochait encore huit francs. Le Pactole!
Dranem a une amusante caractéristique:Il s’habille et se maquille en trois minutes exactement.
Il arrive, haletant, effrayé, à la dernière seconde, dans sa loge. En deux temps, il s’est rougi le nez et le menton et, avec l’aide dévouée de son habilleuse, il a enfilé costume et chaussures. Toujours courant, il se précipite en scène, à l’instant exact où l’orchestre vient d’achever la ritournelle de sa première chanson.
Il est le seul artiste de Paris que les maîtresses de maison, quand elles l’ont invité à dîner, peuvent conserver jusqu’à la dernière minute.
Dranem n’a pas seulement brillé au caf’ conc’.
A la fin de 1910, Antoine l’appela à l’Odéon pour jouer en représentations «le Médecin malgré lui». Il débuta dans ce rôle exactement le 22 décembre et le joua une douzaine de fois.
-Et je le rejouerai encore avec une joie profonde, ajoute-t-il, à moins que M. le député Charles Ponsot ne me fasse interdire par un vote de la Chambre de paraître sur un plateau subventionné.
Quand j’aurai rappelé que Dranem fut à ses heures auteur dramatique – n’a-t-il point écrit, en collaboration avec Montignac, «l’École des Cambrioleurs?» – il me restera à dire deux mots de Dranem philanthrope.
Et, pour cette partie de mon enquête, j’ai dû me documenter autre part qu’auprès de l’intéressé.
Quand on aborde ce sujet, l’empereur du Rire se voit tout à coup atteint de mutisme obstiné. Sa face hilare se fait soudainement grave.
Dranem n’aime pas que l’on sache qu’il fait le bien autrement qu’en dilatant hygiéniquement la rate de ses contemporains.
Il n’en reste pas moins vrai qu’il a fondé – et quelle dose de ténacité il lui a fallu pour atteindre le but rêvé! – une maison de retraite des artistes lyriques.
L’établissement est situé à Ris-Orangis. C’est le Pont-aux-dames des music-halls.
Il a été inauguré en grande pompe le 14 mai 1911 par M. le Président de la République, qui à cette occasion, accrocha sur la poitrine du propagateur des «Petits Pois» l’insigne du Mérite Agricole.
Dans un vieux château adroitement restauré, la société peut recueillir quarante artistes âgés. Une dizaine de chambrettes sont déjà occupées.
Un jour où j’avais, à force de ruse amené la conversation sur ce sujet, le brave Dranem me dit:
Nous recevons tous les camarades, à Ris-Orangis, pourvu qu’ils soient intéressants. Ah! Mon cher, c’est qu’on le devient vite intéressant dans notre corporation! On vieillit rapidement chez nous! Les chanteuses sont généralement finies à 45 ans… Alors quoi? Il faut bien vivre!…
Les directeurs de concerts apprendront sans doute avec plaisir qu’on a réservé, dans la maison de Ris-Orangis, une chambre pour celui d’entre eux qui serait tombé dans la fâcheuse déconfiture.
Allez donc prétendre maintenant que les cigales ne pensent pas à tout!
1911. le 13 novembre dans «Excelsior»:
Une causerie contradictoire de MM. Dranem et Nozière aux «Vendredi de Femina». «Collabos», tel est le titre de cette causerie qui aura lieu vendredi prochain, à 4 h.30. A cette conférence de la plus spirituel fantaisie, on entendra Mlle Demougeot et M. Fontaine (de l’Opéra), Mlles Vix, Lucy Vauthrin et M. Vigneau (de l’Opéra-Comique), Mlle Vera Sergine, Mlle Saint-Thelme et M. Rocher. Enfin, Mlle Polaire chantera une chansonnette, «Miss Dorothy Toye», véritable phénomène vocal, se fera entendre pour la première fois à Paris, et Mlle Geneviève Vix, avec M. Dranem, nous réservent une surprise qui sera, dit-on, le plus grand succès de rire de la saison. Fauteuil:3 francs.
1912. Le Music Hall Illustré du 1 juillet, parle avec enthousiasme de :«Ce que je peu rire!» une grande revue en 24 tableau de P-L. De Flers, qui se joue à l’Alcazar d’été :
Miss Campton y est étourdissante d’entrain et de gaîté, – et puis voici Dranem !
N’est ce pas d’une haute fantaisie digne des plus grandes scène des boulevards que ses interprétations du garçon de bureau du docteur Mascara, de l’homme-sandwich, de François 1er en vadrouille dans les cabaret de Montmartre et surtout du joueur de golf où, de concert avec cette autre extraordinaire fantaisiste Miss Campton, – sa digne partenaire, – il exécute un pas de danse qui met en joie toute la salle.
Plus loin dans le même magasine, à la rubrique des indiscrétion :
Avis aux marchands de films ! Dranem tourne, lui aussi ! Nous le verrons bientôt dans un film de l’amusant confrère André Mycho, aux coté de Miss Campton, Le film de l’entente cordiale, quoi !
Toujours dans le même magasine, on peu lire plus loin :
Quand ils ne se repose pas à la campagne – à moins qu’ils ne fassent une saison dans une quelconque station balnéaire – nos artistes s’expatrient durant les mois d’été.
C’est ainsi que, parmi tant d’autres, Dranem et Boucot iront, en septembre prochain, en Roumanie, M. Morlaix, le directeur du Casino de Constanza, vient d’engager ces deux inénarrables comiques pour la nouvelle station roumaine.
Et maintenant, à qui le tour ?
1912. Le Miroir du dimanche 7 juillet accueille Dranem, lui consacre sa couverture et un article fleuve, signé Pierre Mazière:
Si d’aventure les acteurs comiques s’avisaient, à l’instar des poètes, de se donner un prince, il est aisé de prévoir quel serait le résultat de leur referendum et de dire sur quel tête ils iraient déposer la couronne de laurier d’Or. Ils choisiraient Armand Dranem et ce serait justice. Car, à l’heure actuelle, il n’est point d’artiste plus fantaisiste et qui possède mieux la véritable tradition de notre théâtre comique.
Ceci n’est pas un paradoxe.
Antoine l’avait bien compris qui, un jour, confia à ce pître génial un rôle du répertoire, lui fit jouer du Molière.
Vous vous rappelez la belle indignation des pontifes quand ils apprirent la chose. Ils crièrent à la profanation: confier le «Médecin malgré lui» au créateur des «P’tit Pois», c’était vouloir ridiculiser une de nos plus pure gloires nationales! Antoine. Aussi fervent admirateur admirateur de Molière qu’homme du monde, tint bon. (Il en avait vu bien d’autres aux temps héroïques du théâtre libre). Il fit répéter Dranem et Dranem parut sur la scène du second Théâtre-Français, devant les austères abonnés du jeudi.
Ce fut une révélation et un enchantement. Jamais acteur de théâtre, jamais pensionnaire de la Comédie-Française n’avait montré plus de compréhension, plus d’intelligence, plus de respect du texte, plus de légèreté surtout et de finesse que le pensionnaire de l’Eldorado.
Et ceux-là même, parmi les spectateurs, qui étaient venus pour s’indigner, s’en retournèrent enthousiasmés…
…Drapé dans un kimono de soie, brodé de larges fleurs vertes, assis devant un très beau bureau empire dont il conçoit une juste fierté, caressant Adèle qui vient de sauter sur ses genoux ( Adèle est une petite griffonne belge connue de tout Paris ), Dranem me parle – avec quelle émotion! – de cette représentation de «Médecin malgré lui», qui marque le point culminant de sa carrière. Puis, tout naturellement, il évoque ses souvenirs:
– Je ne suis pas le fils d’un gnaff, comme je l’ai si souvent affirmé en public. Je suis le fils d’un bijoutier.
«Papa était ouvrier dans une grande maison du marais, quand je vins augmenter d’une unité la population de la rue du Château-Landon.
Et ceci se passait en ses temps très anciens… dans la seconde moitié du siècle dernier.
«Maman – j’ai la chance de l’avoir encore – maman ne cesse de répéter que j’étais un très joli bébé!
«Quand je me place devant un miroir, je suis bien forcé de croire qu’elle exagère… ou alors, c’est que j’ai bien changé!
«Les premières années de mon histoire furent sans éclat. Elles ne m’ont laissé aucun souvenir.
«Vers l’âge de six ans, je fus mis à la «laïque», rue Béranger ( mes parents étaient venus s’installer rue Debelleyme pour que papa fût plus près de son travail ).
«Je dois avouer n’avoir jamais été un élève très brillant. Maman qui, s’attristait beaucoup en constatant le peu de progrès que je faisais, vint un jour trouver mon instituteur:
«-Ne vous faites pas de souci, madame Ménard disait l’excellent homme, il arrivera!…
«-Il ne comprend rien.
«-Sans doute, mais il est profond!
« Je ne sais si j’étais vraiment aussi profond que cela. Ce dont je suis certain, c’est que je ne comprenais rien à rien! Alors, je ne m’obstinais point et, à partir de ce jour, le guignol installé dans le square de la place des Vosges me compta au nombre de ses spectateurs les plus assidus.
«C’est ainsi que je préparais mon certificat d’études.
Excellente préparation, si j’en juge par les résultats: je passai très brillamment mon examen.
« Après ce succès, papa me lança dans la vie. C’est-à-dire qu’il me fit entrer comme apprenti dans une bijouterie de la rue du Temple…
« Mon apprentissage fut un peu spécial, puisque je n’appris rien du métier de bijoutier et que mon patron ne me mit jamais en main la pince, la lime ou le burin.
« Vêtu d’une petite blouse blanche, coiffé d’une casquette, portant en sautoir une chaîne d’acier à laquelle était rivée une petite boîte de fer cadenassée, j’allais porter bagues, «brisures» et bracelets chez les brunisseuses du quartier ou au «contrôle».
« C’est ainsi que, pendant plusieurs années, on put me voir, musant dans les rues, sifflant à tue-tête, tirant les cordons de sonnettes et renversant d’un coup de pied sournois les paniers de légumes installés par les fruitières à la porte de leur boutique. J’appris à monter sur les camions en pleine course, sur les ressorts des fiacres, à esquiver les coups de fouet et à dire leur quatre vérités à ces messieurs les cochers. Bref, je faisais en conscience mon métier de gosse, de sale gosse de Paris…
« Le soir, j’allais aux réunions d’une petite société «lyrique et gymnastique» qui s’intitulait la «Verrerie». Pourquoi la «Verrerie»? Personne ne l’a jamais su!
« On y faisait de l’escrime, de la boxe, de la canne, des exercices d’ensemble. On y cultivait en outre le monologue, la chansonnette, et chaque dimanche ( un programme que j’ai conservé en fait foi ), on y donnait «une soirée intime , au piano et au flageolet».
« Ces manifestations artistiques avaient lieu au grand café-restaurant de la Mairie, 49, rue de Bretagne, dans une salle du premier étage, où je fis mes débuts le dimanche 7 septembre 1890, à 11h.20 du soir exactement, en interprétant brillamment, vous pouvez me croire, sous le nom d’Armand M… le rôle de Landremol dans «La consigne est de ronfler».
« Les habitués des «grandes soirées» de la «Verrerie» purent, dès lors, moyennant soixante-quinze centimes ( consommation comprise ), apprécier chaque dimanche mon talent sous diverses formes. Je dois, pour être honnête, déclarer qu’ils n’en avaient point pour leur argent!»
…Cependant, le jeune Ménard part pour le service militaire. Il sert un an sans éclat au 94éme régiment d’infanterie, à Bar-le-Duc, puis rentre à Paris.
-Je m’établis garçon de magasin chez un marchand de bretelles, rue Greneta. Je faisais les courses, les emballages, les expéditions, bref tout ce qui concernait mon état.
«Je restai dans cette place du 6 février 1892 au 27 mai 1893, époque à laquelle j’allai porter mon activité rue Béranger, chez un marchand de «bretelles, jarretières, ceintures en tous genres, inventeur et seul fabricant spécial des bretelles et jarretières hygiéniques».
Sa journée finie, Ménard se précipite au café-concert. C’est un pillier de poulailler. Avec quel enthousiasme il applaudit aux entrées des artistes, alors en pleine vogue: Ouvrard, Libert, Caudieux, Plébins, Maurel.
Pour le jeune garçon de magasin ce sont des dieux. Il s’enivre de leur triomphe, envie leur existence, veut marcher sur leurs traces.
Car les soirées de la «Verrerie», aux quelles il contribue à prêter son concours, ne suffisent plus à son ambition.
-J’avais assez d’être un amateur. Je voulais devenir professionnel. Je croyais même que ça viendrait plus vite si je jouais au «cabot» dans la vie. Moi qui me maquille très peu ( un coup de patte de lapin trempée dans de la poudre rouge sur le nez, le menton et les pommettes me suffit ), j’arrivais le matin au magasin avec le fond de teint dont je m’étais enduit le visage la veille pour chanter à la «Verrerie».
« Quand on m’en faisait la remarque, j’expliquais d’un air las que c’était là un des ennuis de l’art lyrique et dramatique, ennui bien connu de tous les professionnels.
« Est-il besoin d’ajouter que bien souvent, n’ayant pas joué la veille et désireux de faire mon petit effet, je me suis maquillé le matin, avant de partir travailler?…
on me croira sans peine que le garçon de magasin négligeait un peu ses importantes fonctions et qu’il eût été poliment remercié par son patron si, à ce moment, l’inventeur des bretelles hygiéniques n’avait fait faillite de façon opportune.
Ayant en poche un certificat louant et sa conduite et sa probité, Ménard cherche une autre place, mais un peu mollement…
– Maman tenait alors un kiosque de journaux au coin du boulevard du Temple et de la rue d’Angoulême. Je l’aidais, je recevais les journaux, les pliais, les allais porter chez les clients. Parmi ces derniers, il y avait Henry Moreau, l’auteur dramatique. Un jour que je pus lui parler, je lui confiai le désir que j’avais de faire du café-concert. Il voulut bien m’écouter avec sympathie, me demanda si j’avais déjà chanté. Alors je lui parlai des soirée de la «Verrerie» et lui tendis avec orgueil le programme d’un «grand concert vocal et instrumental offert par la fanfare municipale de Cormeilles-en-Parisis à ses membres honoraires, avec le gracieux concours de l’orphéon et d’artistes des principaux concert de Paris». Ils étaient quatre ces artistes! Et des plus glorieux! Qu’on en juge: M. et Mme Charnot, «duettistes du Jardin de Paris», M. X…, pianiste, et enfin un certain Dranem, «comique excentrique de l’Eden», qui avait chanté «Ma grosse Julie», «la Balance automatique», «J’y toucherai plus».
«Henry Moreau voulut bien considérer que ces titres étaient suffisants pour qu’il s’occupât de moi. Il me donna un mot pour M. Dorfeuil père, directeur de la Gaîté-Montparnasse.
« Huit jours plus tard je passai une audition.
« Je m’était habillé ( jaquette, chapeau melon, col droit, petite cravate noire ) et j’arrivai au concert, où se trouvait le directeur assis dans une avant-scène, au milieu de son état-major, ( régisseur, artistes hommes et femmes.) Je montai en scène. L’accompagnateur se mit au piano, je lui tendis ma chanson ( la chose s’appelait «Vive le régiment!»), et restai là, planté face à la rampe, mon petit melon aux doigts, le cœur battant, la bouche sèche.
«-Vous êtres prêt? Me cria M. Dorfeuil.
« J’esquissai un geste d’acquiescement, le pianiste joua la première mesure, j’attaquai, à contre-temps, naturellement, puis voulant rattraper la musique, détonai. Je voulu recommencer, faire une «entrée», ce fut lamentable!
«-Ce n’est pas mal, me dit M. Dorfeuil, pendant que les membres de son état-major se tordaient, ce n’est pas mal, vous repasserez un de ces jours.
Encouragé par ce succès, Dranem va offrir «Vive le régiment!» à tous les tenanciers de caf’conc’ de Paris et de banlieue. Partout on l’éconduit. Enfin le directeur de l’«Electric Concert», un infâme bouiboui du Champ-de-Mars, consent à l’engager comme «chanteur comique, genre Polin» aux appointements de 210 francs par mois.
Il débute le 1er avril 1894. Habillé en troupier, il essaie bien sagement d’imiter celui dont, par contrat, il doit avoir le genre, il chante «Ma Gertrude», «La fille à not’Bailli», «Le Riflard de l’escouade».
-On m’accueillait sans délire lorsque j’entrais en scène, les bravos étaient rares quand, ayant fini de «vendre ma salade», je regagnais la coulisse. Mais que m’importait? J’étais au comble de mes vœux, Je chantais devant un vrais public. Et puis je gagnais 210 francs par mois!…
hélas! Le jeune artiste ne devait pas les gagner longtemps. Exactement vingt-deux jours après son entrée à l’«Electric» il était diminué.
La lettre par laquelle on le lui annonça est un document qui mérite d’être publié:
22 avril 1894
Monsieur Dranem,
Par suite de diverses réduction obligatoires dans le budget, la direction me charge de vous informer qu’elle désire vous conserver comme pensionnaire et vous propose de rester aux condition de 180 francs par mois.
Espérant que vous voudrez bien accepter cette modification, je vous serai bien obligé de m’informer de votre décision dans les vingt-quatre heures.
A. Clément
– Ma décision! Poursuit Dranem. Je ne fut pas long à la prendre. J’acceptai, bien entendu, les conditions qui m’étaient imposées et je continuai à chanter mon pauvre répertoire avec aussi peu de succès que devant.
«Cette réduction de salaire, à laquelle j’avais cru ne pas être sensible, m’impressionna sans doute beaucoup à mon insu et réduisit à néant le peu de confiance que je pouvais avoir en moi.
C’est en effet à partir de ce moment que je connus le trac, le trac terrible, insurmontable qui depuis ne m’a jamais quitté.
«Car j’ai peur de tout: du gros monsieur ayant trop bien dîné qui, pour amuser ses amis, va faire tout haut de fines remarques, du garçon de café des mains duquel le plateau de métal blanc va sûrement tomber, de l’enfant qui, tout à l’heure, pleurnichera!
«C’est pour ne pas voir ces épouvantails que je ferme les yeux… et aussi parce que, tout de même, j’ai un peu honte de ce que je raconte en public.
«Du Champ-de-Mars j’allai à l’Époque, où Dorfeuil père, m’entendant un jour et me trouvant un peu débrouillé, depuis ma fameuse audition, m’engagea pour paraître au «Concert Parisien», qu’il venait d’acheter.
Faubourg Saint-Denis, Dranem a pour camarade de loge deux débutants comme lui qui, comme lui, iront loin, connaîtront la grande vedette, les gros cachets, liront leur nom inscrit en lettre de feu au fronton des plus grands concert de Paris: Mayol fait pâmer d’aise les habituées de l’endroit en leur susurrant, sur ce petit ton sucré que vous savez, «le Souffleur», «la Légende des trois petits soldats», «Petit chagrin», Max Dearly se couvre de gloire en débitant une douce ineptie intitulée «Mademoiselle Duplumeau» et débutant ainsi:
La fill’ de ma pip’ lette
S’appell’ mad’moisell’ Duplumeau,
Elle joue du piano.
Chant’ dans les casinos,
Ell’ remue les gambettes,
Chahute et pinc’ le rigaudon.
Dranem, qui me fait une imitation du Max Dearly d’alors, un Max Dearly gesticulant, frénétique, mettant dans sa diction et sa mimique toutes les «traditions» dont ne voulaient déjà plus, vers 1850, les plus vieux cabots de caf’ conc’ de province, me cite la fin du couplet.
Mais comme il y est question de Mme Duplumeau mère, en égard à cette respectable dame, de garder cette fin pour moi…
Au «Concert Parisien», Dranem chante la «Traite de botanique», «le Moulin à rata», «le Frotteur de la colonelle».
Je n’avais pas encore quitté l’accoutrement militaire sous lequel j’avais fait mes débuts à l’«Electric». Aussi commençais-je à l’avoir assez vu! J’aurais voulu autre chose… mais quoi? Enfin, un jour que je passais devant le carreau du Temple, je vis chez une marchande une petite jaquette bien ridicule à basques et à manches trop courtes, un pantalon jaunâtre rayé de vert et un amour de petit chapeau qui avait dû, au temps de sa jeunesse, surmonter le chef de quelque villageois. J’achetai tout le lot pour 6 francs et le soir, au concert, je m’enfermai dans ma loge pour endosser ma défroque. J’avais tellement peur, si je me montrais ainsi, dans les coulisses, de rencontrer le régisseur, de recevoir de lui l’ordre d’aller me mettre en tenue militaire que j’attendis dans ma loge que l’aboyeur affolé vînt hurler à ma porte en agitant sa sonnette:«C’est à vous, monsieur Dranem!…»
«Alors, toujours par crainte du régisseur, je me précipitai en courant hors de ma boîte, parcourus les couloirs comme un bolide, entrai en scène avec l’air effrayé à peine simulé d’un homme poursuivi…
«Vous savez maintenant l’histoire de mon petit chapeau, de mes complets et vous connaissez l’origine de mes entrées…
C’est de cette époque que date vraiment la réputation de Dranem. Son nom est connu non seulement du public de l’Échiquier dont il est l’idole, mais des parisiens du Boulevard.
Il va au «Divan Japonais», au «Petit Casino» puis enfin trouve sa vraie place – la première – à l’«Eldorado» qu’il ne quittera plus.
Dès lors, sa carrière et ses triomphes sont connus de tous. Il lance des centaines de chansons, joue autant de rôles de revues ou de vaudevilles, montre dans chacune de ses nouvelles créations plus de bonne humeur, de finesse et de génie comique. Il enchante par la justesse et l’imprévu de ses traditions, la spontanéité de ses trouvailles.
C’est un grand acteur comique auquel les plus célèbres comédiens de son temps: Mounet-Sully, Guitry, Antoine, Le Bargy, Brasseur, ne dédaignent point de témoigner leur admiration.
Dranem me montre avec orgueil ces précieux témoignages.
J’ai connu dans le temps, me confie-t-il, un vieux cabot qui, retiré à la campagne, attendait la mort en relisant les déclarations d’amour qu’il avait reçues au cours de sa carrière. Jamais aucune spectatrice ne m’a adressé de poulet enflammé… Je n’ai pas le physique à ça!… Et puis il y a le costume… Quoique je gagne beaucoup d’argent, les femmes continuent à me prendre pour «une purée».
Quand l’heure de la retraite aura sonné, comme je n’aurai aucun billet jauni à parcourir, je relirai ces lignes qui me seront plus douces que ne l’étaient à mon vieux camarade les demandes de rendez-vous de ses belles correspondantes…
«Je relirai la lettre charmante qu’Antoine m’écrivit de Camaret pour me décider à jouer chez lui le «Médecin malgré lui» et je me souviendrai avec orgueil qu’un jour l’ancien apprenti bijoutier, l’ex-garçon de magasin du marchand de bretelles de la rue Béranger, inaugurant une maison de retraite fondée avec quelques camarades pour donner asile aux vieux de la profession, je me souviendrai qu’Armand Ménard dit Dranem eut l’honneur d’adresser un discours à M. Fallières, Président de la République Française!…
Ayant rapporté ici vos confidences, je vais à mon tour, mon cher Dranem, vous en faire une. Elle vous sera agréable.
Chaque fois que les représentants de nos associations de presse vont inviter à une matinée de gala le premier magistrat de la République, celui-ci ne manque jamais de demander:
Me ferez-vous entendre M. Dranem, au moins?… Il m’a bien fait rire la dernière fois…
1913. le «Frou-Frou» du 16 novembre :
Eldorado
Le spectacle actuel de cet heureux établissement remporte un triomphe sans précédent : Carjol, Bach et Frehel, Tarcy, dans son incomparable tour de chant, soulèvent les applaudissements. Dranem, admirablement secondé par Demey-Serard, Marfah, Georgel, Nuigam, Carjol, Rochebrune et Dehylle, conduit avec une verve endiablée le triomphale vaudeville militaire «la Patate», de Vercourt et Bever.
1914. A l’occasion de son passage à Alger, Jean Desvignes lui consacre deux pages dans «L’Afrique du Nord illustrée»:
Alhambra
La semaine écoulée a été consacrée aux représentations de Dranem. Elles ont été, pour les Algérois, une occasion, depuis longtemps espérée, d’applaudir le comique populaire par excellence, dont la mimique, bien que sobre, amène un large rire sur les lèvres de tous.
Dranem a été fêté dans ses chansonnettes amusantes à force d’être stupides, mais l’impatience était grande de le voir paraître dans le vieux répertoire de la Comédie-Française.
Il s’était distingué dans ce genre nouveau pour lui et son succès avait été retentissant à l’Odéon.
Dranem interpréta à la perfection le rôle de Sganarelle du «Médecin malgré lui», n’exagérant jamais et donnant ainsi à la vieille farce de Molière le vernis d’une fine comédie.
Il avait trouvé en Mmes Lassalle (Martine), Berthal (Jacqueline), Granier (Lucinde), en MM. De Névry (Géronte), Clary (Lucas), Dimeray (Léandre), des artistes dignes de lui donner la réplique.
«Pétoche», dans le répertoire moderne, fut encore un succès pour Dranem et la troupe de l’Alhambra.
Les deux actes que MM. Nancey et Rioux ont écrits sur un sujet des plus fantaisistes, sont alertes et le rôle de Pétoche s’adapte à merveille au jeu scénique de Dranem, fait de la verve primesautière et gouailleuse d’un gamin de Paris.
L’intrigue est mince et légère. Pétoche, camelot parisien, est surpris par un contrôleur et un inspecteur d’une compagnie de chemin de fer alors qu’il voyage sans payer. Pour s’échapper d’eux, il tire la sonnette d’alarme et se réfugie dans le bureau du chef de gare de Mocheville et, ayant endossé les effets et s’étant coiffé de la casquette de ce fonctionnaire, il est pris pour lui par l’inspecteur. C’est là la source de quiproquos qui dureraient encore si le véritable chef de gare ne revenait pour dénouer la situation.
Tous ont rivalisé d’entrain: Dranem, dans le rôle de Pétoche, Gnittard, en homme d’équipe anarchiste, de Névry, Clary, en vieux marcheur, Niverd, Delisle, avec Mlles Sabine Landray, toujours délicieuse, Merval et Darling.
Les représentations commençaient par un acte des plus amusants de Max Maurey, «Asile de Nuit», joué d’une façon alerte par M. Clary, très à l’aise sous ses loques de mendiant, M. Delisle, directeur impeccable et ponctuel, et Fernand.
Dranem a Alger
Les difformités de notre pauvre humanité provoque le rire, la gibbosité d’un bossu amène quelquefois une douce gaîté chez ceux qui la contemplent et c’est peut-être dans les difformités voulues de sa silhouette inélégante qu’il faut chercher le succès de Dranem.
Dranem, j’entends celui que l’on applaudit chaque soir sur les scènes de nos grands music-halls, n’est pas un homme, mais une contrefaçon, une caricature d’homme dont la seule apparition déchaîne une hilarité qui se communique rapidement à toute l’assistance.
Regardez-le faire ses entrées, il arrive par un pan coupé, a l’air préoccupé et semble chercher son chemin, puis ayant parcouru de profil la moitié de la scène, il se ravise et, en se dandinant sur ses jambes cagneuses, il avance timidement au trou du souffleur et chante.
Il ne paraît pas être là pour s’amuser, encore moins pour nous distraire, ses gestes sont sobres et gauches, le maquillage dont il agrandit légèrement ses traits est menu, ses paupières apeurées se rabattent sur ses yeux qu’ils tient obstinément fermés comme s’il craignait de voir son nez, qu’on devine un peu crochu, agrémente naïvement la faciès à peine mobile de don propriétaire, et le crâne dénudé s’allonge en pointe, si pointue et si blanche, qu’on croirait l’extrémité d’un pain de sucre dépouillé de son habillage de papier bleu et en attente sur les rayons d’une épicerie.
Que dire de l’accoutrement de Dranem? Une trouvaille, au sens du mot, qu’il fit un jour chez un marchand de vieux habits et qui vaut la peine d’être racontée: Dranem avait débuté comme imitateur de Polin, mais il était las d’endosser toujours son uniforme militaire qui lui rappelait les banalités de sa vie de régiment. Un matin, passant rue du Temple, il aperçut à la boutique d’un fripier une petite jaquette à manches démesurément courtes, au tissu carrelé d’une couleur indéfinissable, le pantalon, dans le même goût était à raies croisées dans le genre écossais, et le tout se complétait d’un amour de petit chapeau, rond comme un tambour, ayant plutôt l’apparence d’un bonnet pour jeune enfant que celle d’un feutre pour homme.
Avec une pièce de cent sous, Dranem acheta le complet et la coiffure. Mais ce n’était pas tout pour lui, il avait encore à faire admettre à son directeur la transformation qu’il rêvait depuis longtemps et que justifiait seul son grand désir de jeter aux orties sa défroque de gai tourlourou. Ce n’était pas là une mince affaire vis-à-vis du patron qui annonçais dans son programme un pioupiou et non un comique idiot.
Dranem rusa. Héroïquement il s’enferma à double tour dans sa petite loge du Concert-Parisien, endossa les nippes dont il s’était rendu acquéreur, et attendit patiemment que son tour vînt, de paraître en scène, sinon le régisseur n’aurait pas manqué de faire des remontrances sur l’incorrection de la toilette du pensionnaire de la direction.
L’instant décisif arrive, l’aboyeur accourt avertir Dranem qu’il va manquer son entrée, mais le comique est déjà hors de sa loge, enfilant tumultueusement les couloirs, qui ont peine à contenir sa pétulance, il passe devant les yeux effarés du régisseur qui n’a pas le temps de s’y reconnaître et entre impétueusement en scène comme un cerf aux abois que poursuit une meute.
Les spectateurs applaudirent cette arrivée en coup de vent du comique dont ils appréciaient le talent et la direction pardonna. De ce jour, date réellement la renommée de Dranem, dans le genre qu’il s’est donné, sous les hardes achetées chez le fripier de la rue du Temple, on retrouve encore l’imitateur de Polin, Dranem restera l’artiste de café-concert, à la jaquette ridiculement étroite, que quatre boutons ont peine à tenir fermée, aux pantalons étriqués, très hauts sur de gros souliers mal noués, à la cravate désespérément verte et négligée, cet accoutrement, complété par l’harmonieux couvre-chef que l’on connaît, c’est une habile déformation de la mode qui ne manque pas d’être risible.
Pourtant, l’artiste, qui dans les music-halls connaissait l’ivresse des applaudissement frénétiques, ambitionna une autre gloire. Il résolut d’aborder le répertoire classique et de jouer Molière sur la scène de l’Odéon, où ses débuts furent annoncés dans le rôle de Sganarelle, du «Médecin malgré lui».
La nouvelle fut accueillie diversement par le public parisien, mais la plupart firent montre d’un certain scepticisme et quelques-uns crièrent même au scandale, à la profanation de notre grand classique.
Mais Dranem et Antoine avaient puisé dans la lutte que tous deux soutinrent, pour arriver à la notoriété, un entêtement qui leur faisait difficilement abandonner les idées qu’ils avaient conçues, Max Dearly et Polaire, transfuge du café-concert, avaient obtenu de gros succès dans un genre plus relevé, l’artiste acclamé de l’Eldorado passa à l’Odéon et son interprétation de rôle de Sganarelle fut déclarée en tous points parfaite. Pouvait-il en être autrement? Les couplets du répertoire de Dranem sont ineptes, les scies qu’il monte comme à plaisir sont stupides, chacun le sait, et lui-même l’avoue lorsqu’il n’achève pas un refrain et s’en va en déclarant: «C’est idiot», dans un sourire plein de pitié à l’adresse de ceux qui écoutent les inepties et les stupidités qu’il débite. Mais il paraît convaincu, et c’est pourquoi il amuse, la sobriété de ses gestes et de ses intonations devait en faire un excellent interprète des pièces classiques et c’est pourquoi Dranem a pu continuer avantageusement Molière sur la scène de l’Odéon.
Entre Molière et Dranem, il y a d’ailleurs plus d’une analogie qui devait fatalement les amener à se rencontrer.
Tous deux sont nés à Paris, et, dés leur enfance, ont eu la même grande passion pour le théâtre qui devait les conduire à la célébrité.
La tradition veut que Molière enfant ait assisté souvent aux représentations que les marionnettes donnaient dans les réunions foraines.
Plus tard, il créa au théâtre des types qui sont restés populaires. Tartufe, dans notre langage courant, est devenu synonyme de fausseté, certaines phrases dont le dialogue alerte de notre grand comique est semé, sont devenues des proverbes, des dictons: «il y a fagot et fagots».
Molière eut un souci: plaire au roi et au peuple. Il joua devant le roi et Louis XIV l’honora de son amitié, l’invitant même à sa table, il fit rire le parterre. Et sur la fin de sa vie, Molière, malade, se retira à Auteuil où sa bienfaisance le fit aimer de toute la région.
Une vocation irrésistible poussa Dranem vers la rampe, lui-même raconte comment il était l’un des spectateurs assidus d’un Guignol installé place des Vosges. Le type de comique qu’il a composé comptera certainement parmi les plus populaires.
Si Dranem amuse tous les soirs le peuple, il a aussi fort diverti notre ancien président Fallières, un peu le successeur de Louis XIV, qui demandait, chaque fois qu’il était prié à une représentation de café-concert: «Me ferez-vous entendre M. Dranem, au moins?… Il m’a bien fait rire la dernière fois…»
Enfin, une des meilleurs créations de Dranem, la plus noble sans doute, est la maison de retraite pour les artistes de café-concert, ces cigales qui se soucient peu de l’hiver. Notre comique populaire s’est attaché à mener à bien cette œuvre louable et il fait preuve, dans cette tâche si difficile, d’un dévouement digne de tout éloge.
1914. La Presse du 17 décembre:
Le Café-Concert au Feu.
Dranem, Vilbert et Codou bons pour le service.
Dranem, Vilbert et Codou ! Trois noms qui suffiraient à la fortune d’un directeur.
Ces trois confrères qui, depuis les premiers jours de la mobilisation, remplissaient les hautes fonctions de gardes civiques sur un point de la côte qui s’étend entre Toulon et Cannes, s’en allèrent samedi dernier à Cannes, pour exhiber leur différente anatomie devant les majors du conseil de révision.
L’histoire ne dit pas qui passa le premier. Nous aimons à croire que ce fut Codou, histoire de mettre le major en bonne humeur. Il fut déclaré bon pour le service armé. Dranem, malgré sa calvitie, fut également reconnu propre à épauler le Lebel.
Quand à Vilbert, dont le poids dépasse la moyenne, il fut versé dans les services auxilliaires.
Ainsi nantis, les trois collègues sortirent de la salle du conseil bras dessus, bras dessous. «Si nous chantions un petit air pour donner l’exemple, proposa Codou».
Dranem offrit son répertoire, Codou inclinait pour le sien, Vilbert, un peu enroué, aurait volontiers chanté la «Tarasque», comme dans Tartarin, mais cela eût manqué de martialité et d’à-propos. Alors on se mit d’accord pour la «Marseillaise», que Codou, de sa voix des grands soirs, entonna sur la place de la Mairie, suivi par Dranem et par Vilbert. Et les Cannois firent, aux trois conscrit de quarante ans, une ovation qui pourra prendre rang parmi les plus flatteuses de leur carrière.
Je sais certaine caserne où, dans quelques temps, on ne s’embêtera pas.
1915. L’Anti-Boche Illustré du 13 mars:
Le Perroquet de Dranem.
L’amusant Dranem m’a conté, l’autre soir, la petite histoire suivante. Je lui laisse la parole:
«Ah! Mon vieux, me dit-il, j’en ai eu des embêtements avec cette guerre!»
«D’abord, dès le 2 août, j’ai dû, comme garde civique, surveiller pendant quinze jours le pont du chemin de fer d’Enghien, pas comme territorial, car on m’avais réformé, lors de mes treize jours, sous prétexte que j’avais «les yeux cousus» et que je ne pouvais manger que des «Petits Pois».
«J’ai ensuite servi comme chef du secrétariat particulier du concierge de la Mairie, mais il y venait un tas de Boches plus ou moins naturalisés qui demandaient tout le temps des sauf-conduits pour aller je ne sais où, «Ça m’a dégoûté, je suis parti».
«Je suis alors allé sur le front, au Trayas (Var), pour assurer la protection du littoral méditerranéen contre la flotte austro-hongroise qui voulait opérer un débarquement de pains «viennois» à l’usage de ses compatriotes restés à Paris.
«Je suis resté à mon poste jusqu’au moment où j’ai été convoqué pour passer un nouveau conseil de révision. Là, j’ai eu la joie de me voir déclarer: «bon pour le service armé».
Alors, tu parles si j’ai lâché Le Trayas! «Bonsoir, M’sieu, dame!» que j’ai dit au chef de gare et à la cheffesse, et j’ai pris le premier train pour Paris.
«Sitôt arrivé, je cours à mon appartement de la rue Saint-Senoch (ne prononce pas ce nom avec l’accent auvergnat, on croirait que tu parle boche), j’y trouve ma concierge qui me saute au cou et me présente deux quittances de loyer à payer.
– Eh bien! Et le moratorium? que j’lui fais, est-ce que la guerre serait déjà terminée?
– Non! Qu’elle me répond, mais si vous ne me payer pas le loyer, payer-moi au moins la nourriture de votre perroquet que vous m’avez donné à garder depuis la fin de juillet.»
Je paie donc la pension de Coco à la concierge qui disparaît quelques instants et me rapporte l’oiseau que je réinstalle dans l’appartement.
«Faut que je vous dise que ce perroquet m’avait été offert, il y a quelques années, par un groupe d’admirateurs anonymes, et que je lui avais enseigné tout mon répertoire. Même qu’il me servait de souffleur à l’Eldorado et aux Ambassadeurs.
«-Bonjour Coco! Que j’lui dis en le caressant, comment vas-tu Coco?…
«-Proutt!… qu’il me répond.
«-Voyons, Coco, dis bonjour à ton maître?…
«-Proutt!… qu’il fait.
«-Eh ben, mon petit Coco, tu n’parles plus. As-tu bien déjeûné, Coco?…
«-Proutt! Qu’il fait encore…
« Et à chaque question que je lui pose, il répond toujours:
«-Proutt!… Proutt!… Proutt!…
« Je m’dis: C’est pas naturel!… Je descends chez la pipelette et je lui demande l’explication de l’incident:
«-Comment se fait-il que je vous ai confié, il y a sept mois, un perroquet qui parlait comme père et mère et que lorsque vous me le rendez, il ne sait plus dire que «Proutt!…» Qu’est-ce qui lui a appris ça?
«-J’vas vous dire, qu’elle me fait. Comme le gérant n’aime pas les bêtes et que votre zoiseau criait trop fort, je l’ai enfermé dans les W.-C. Depuis le 15 août.
«-Quand je te disais que cette sale guerre me cause un tas d’ennuis. Qu’est-ce qui vas me souffler maintenant?… Le souffleur de l’Eldorado est mobilisé, et, d’ici à ce que j’ai refait le dressage de Coco, nous avons le temps de mourir de faim tous les deux. Enfin, j’irai à ma Maison de Retraite de Ris-Orangis, j’espère bien qu’on m’y accordera un secours.»
J’ai pris en pitié le pauvre Dranem et, en attendant que l’autorité militaire le réclame, c’est moi qui suis actuellement son souffleur par intérim, j’en profite pour assister de près au spectacle de l’Eldorado, et c’est très amusant.
1915. «Le Rideau de Fer» écrit dans «L’Anti-boche illustré» du 16 octobre :
L’Eldorado, possède ce Dranem qui est notre Dranem, et qui, après nous avoir fait rire d’une façon irrésistible dans ses «histoires du jour», nous fait tordre aux péripéties de «Ce sacré Ménard !» vaudeville épique…
Auprès de lui, Carjol, Andrée Marly, Turcy, Coquet, Elain, Maton, Dornay, Delacorre recueillent les plus sincères applaudissements.
1915. le 12 décembre, à 14H30 et 20H30 :
Dranem joue «Le Bouif malgré lui» d’André Mycho à l’Eldorado.
1916. L’écho d’Alger du 18 octobre:
ECHO DES TRIBUNAUX
La séparation de corps de Dranem
Du Figaro:
M. Charles-Armand Ménard, ouvrier tapissier, épousait, en 1891, Mlle Ysambert, marchande au Temple.
Quelques années plus tard, l’ouvrier tapissier s’improvisait artiste de café-concert sous le pseudonyme anagrammatique de Dranem.
Après vingt-deux années de mariage, Mme Dranem a, en juin 1913, obtenu, à son profit, un jugement de séparation de corps, aux termes duquel l’artiste est condamné à lui servir une pension mensuelle de cinq cents francs.
Devant la première Chambre du Tribunal, présidée par M. Bricoux, M. Dranem, par l’organe de M. le bâtonnier Henri-Robert, demandait la réduction de la pension à deux cents francs par mois.
– Lorsque, a dit. En substance, M. Henri-Robert, le tribunal a fixé à 500 francs la pension de Mme Dranem, il a pris naturellement en considération les gains que réalisait annuellement le célèbre chanteur. A cette époque, Dranem gagnait, à l’Eldorado, durant cinq mois, la somme totale de 30.000 francs.
Ses tournées, à raison de 750 francs par jour, lui rapportaient 45.000 francs par an. Au Ambassadeurs, il touchait 10.500 fr. Enfin, de ses représentations à Deauville, à Trouville et à Ostende, il retirait 20.000 francs.
Au total, les gains de Dranem étaient donc de 105.000 francs par an. Il en est tout autrement aujourd’hui.
Durant la première année de guerre, Dranem n’a rien gagné. Actuellement, il réalise un quart environ de ses gains d’autrefois. Par suite, dans cette nouvelle situation de fortune, il ne saurait être contraint à verser les 500 francs par mois qu’il remettait autrefois à sa femme, lorsque ses émoluments s’élevaient, au total à 105.000 francs.
J’ajoute que Mme Dranem, après la séparation de corps, est devenue propriétaire de trois villas, dépendant de la communauté:les villas «Les Petits pois», «La Ritournelle» et «La Chanson», toutes trois situées à Enghien… Sa fortune lui permet donc de subir pour l’instant, une diminution dans le chiffre de sa pension mensuelle. Je demande au Tribunal de décider que ce ne sera que six mois après la fin des hostilités que la pension de Mme Dranem reviendra à cinq cents francs par mois.
M. Armand Cahn, l’avocat de Mme Dranem, a déclaré tout d’abord qu’a raison de la vie chère d’aujourd’hui, la pension de Mme Dranem devait être non diminuée mais augmentée.
Dranem, a-t-il ajouté, réalise actuellement des gains qui lui permettent d’entretenir luxueusement ses amies. Je puis établir, si le Tribunal le désire, que la dernière d’entre elles a reçu, comme cadeau de lui, un collier de 10.000 francs. Et c’était pendant la guerre, à une époque où Dranem omettait de payer la pension de sa femme. Mme Dranem est aujourd’hui malade. Elle a besoin de soin constants qui nécessitent des dépenses auxquelles peuvent à peine suffire les cinq cent francs de pension auxquels le Tribunal a condamné son mari.
Le Tribunal a renvoyé à huitaine le prononcé de son jugement.
1917. La Liberté du 18 janvier:
Dranem écrivain.
Tous les poilus connaissent Dranem, de réputation du moins. Dranem est pour eux synonyme de franche gaîté, ce nom seul dispose à rire.
Le réjouissant chanteur s’est prodigué gracieusement dans la plupart des représentations où il s’agissait d’égayer les poilus. Son petit chapeau est légendaire.
Mais voici que Dranem ne pouvant chanter pour tous les poilus, se met à écrire pour eux. Chaque semaine il publie une brochure gaie: Les Contes de Dranem, illustrée par Gus Bofa. Ces brochures seront répandues à profusion dans les hôpitaux et les dépôts de convalescents. Vous pensez bien qu’elles n’engendreront pas la mélancolie.
Les civils pourront aussi se procurer les Contes de Dranem. Mais, eux, devront payer – pas cher, 0.15 cent.- et cette rançon de leur plaisir permettra à Dranem de multiplier ses envois de joie aux poilus.
Dranem était déjà l’auteur d’un feuilleton abracadabrant et, dit-on, fort réussi, écrit pour un grand journal du matin, et qui attend des jours meilleurs où il sera permis à tout le monde d’éclater de rire.
1918. La Rampe du 21 février:
Dranem crie:«Au secours!»
C’était au lendemain de l’incursion des Gothas sur Paris.
Dranem et moi, nous arpentions les boulevards, bras dessus, bras dessous, et j’écoutais avec émotion le grand comique me parler de ses «Vieux». Vous vous souvenez, n’est-ce pas, de cette admirable maison de retraite de Ris-Orangis, fondée par Dranem, où les cigales imprévoyantes du concert et du Music-Hall trouvent un gîte où abriter leur vieillesse et leur indigence.
Vous vous souvenez de la belle fête d’inauguration présidée par M. Fallières – c’était le bon temps! – des Matinées du théâtre de Verdure, où le soleil semblait briller tout exprès pour les artistes célèbres qui étaient venus distraire les artistes retraités. Dranem s’est attaché à cette œuvre comme un père a son enfant. Il ne compte plus les sommes qu’elle lui a coûtées. Il ne compte pas davantage les joies qu’elle lui a données. Mais aujourd’hui, la vie s’étant faite plus âpre et plus cruelle, les ressources s’étant considérablement raréfiées, Dranem s’inquiète pour ses Vieux et crie: «Au secours».
C’est qu’en effet les sources principales de revenus sont taries! Le théâtre de Verdure a fermé ses guichets, il ne les rouvrira qu’au beaux jours de la Victoire. Le Noël des Artistes, autorisé seulement depuis deux années, a dû alimenter un si grand nombre d’œuvres que la part de chacune a été très inférieure aux prévisions. Enfin le coût de la vie a doublé, triplé, quadruplé. Le charbon, les denrées, les vêtements, le linge sont maintenant hors de prix.. Et cependant, il faut chauffer, nourrir, vêtir les pensionnaires de Ris-Orangis qui ont droit, suivant la promesse qu’on leur a faite, suivant l’engagement qu’on a pris, de mener une existence modeste et retirée, et de mourir paisiblement.
Vous vous souvenez du comique excentrique qui provoquait le rire de vos jeunes ans, avec ses monologues à refrains… Vous vous souvenez de la gommeuse à la jupe à multiples volants, au chapeau relevé, à la démarche trépidante, qui lançait à tous les échos, qu’elle avait «un petit je ne sait quoi»…Vous vous souvenez de la forte chanteuse qui dans le genre Thérésa, excitait l’enthousiasme le plus débordant… Vous pouvez les voir aujourd’hui, à la table du grand réfectoire: le comique est un vieillard propret, la gommeuse et la forte chanteuse sont de très sage personnes à la tête branlante, aux joues ridées…
C’est pour le petit homme cassé, c’est pour les vieilles dames au chef branlant, c’est pour les artistes hospitalisés qui vous ont divertis, qui vous ont fait rire, qui ont été votre meilleur délassement, que Dranem crie: «Au secours!» et que des deux mains je me fait son porte-voix, afin de pousser le cri qui saura trouver le chemin de votre coeur et sauver d’une ultime détresse les cigales désemparées.
( Prière d’adresser les souscription au profit de la Maison de Retraite des Artistes Lyriques ( fondation Dranem ) au siège de l’Oeuvre. 3, rue de l’Échiquier, Paris (IX). Les listes de Donateurs seront publiées dans La Rampe. )
1920. Dranem part en tournée, je ne connais pas les dates, ni son itinéraire. Je sait juste qu’en octobre il se produit en Suisse, pendant une semaine et avec un grand succès au «Lumen» à Renens, dans la banlieue Lausannoise.
1921. le 17 décembre, Georges Schmitt dans «La Rampe, revue des théâtre, music-halls, concerts, cinéma.» :
Un gala aux Folies Bergère.
Dranem est non seulement le roi des comiques, c’est aussi le roi des philanthropes. Il se donne entièrement à l’œuvre de la maison de retraite de Ris-Orangis, dont il est le président dévoué, et il s’ ingénue à trouver périodiquement les distractions les plus originales, les plus sensationnelles et les plus parisiennes de façon à grossir par une forte recette la caisse de la Société. Le gala-redoute des Folies-Bergère a été des plus réussis. Dranem est un excellent organisateur. La partie artistique comme la partie dansante, la tombola comme le cotillon tout fut parfait. On s’apercevait tant dans la salle que dans le hall les notabilités les plus marquantes, pendant que sur la scène défilaient les plus grande vedettes et les meilleures attractions.
1922. le 16 février dans «Le Gard:Ancien Nîmes-soir»:
Le crime du Bouif et Dranem
-Cette curieuse et sensationnelle représentation aura lieu le vendredi 17 février au Grand Théâtre.
La pièce «Le Crime du Bouif» a été tirée par G. de La Fouchardière de son célèbre roman et c’est sur la demande de l’auteur que Dranem a accepté de jouer le rôle si amusant du Bouif…
… Qu’est ce que le Bouif?…
Tout au long de la plus passionnante des pièces type de poivrot sympathique qui égale de ses réparties quelquefois rosses, toujours drôles, les 9 tableaux dont les principaux sont: «Le Champ de Courses d’Auteuil et le Restaurant de nuit de l’Abbaye de Thélème», si célèbre à Montmartre.
Dranem voyage avec une troupe de 25 artistes et tous les décors des différents actes.
«Le Crime du Bouif» mis à la scène après avoir fait fureur en librairie a fait courir le Tout-Paris et l’enthousiasme du public ne fit que croître avec le nombre colossal de représentations.
Ajoutons enfin que Dranem chantera également ses nouvelles créations.
1922. Le Pince sans Rire ( journal Nantois ) du 3 juin:
Chronique Théâtrale d’Alceste
Théâtre Graslin
Le Crime du Bouif
Bien maigre salle vendredi soir à Graslin où l’on donnait «Le Crime du Bouif» avec Dranem.
J’avais déjà vu au cinéma «Le Crime du Bouif» et je suis avec intérêt «La Lanterne du Bouif» paraissant chaque semaine dans le Canard Enchaîné.
La production théâtrale est loin de valoir la production cinématographique et l’esprit foisonnant dans les articles de G. de la Fouchardière ne se retrouve que de distance en distance dans le «drame comique» que Dranem nous présentait l’autre soir.
C’est une œuvre qui exige une importante figuration et une mise en scène extrêmement soignée. Et cette tournée monte ses spectacles avec peu de soin tant au point de vue figuration qu’au point de vue décors.
Dranem étant Dranem, se fit applaudir. Il nous a présenté une composition bien différente de la typique figure esquissée au cinéma par Tramel. Il a fait moins bien que son prédécesseur. C’était néanmoins le seul artiste intéressant de la tournée. Signalons cependant le jeune artiste qui tenait l’emploi du journaliste Laffrique et qui possède un certain talent.
1923 L’opérette «Là-Haut !» sera le gros succés de l’année. Maurice Yvain en a fait la musique, Yves Mirande et Lucien Boyer signent le livret, et c’est Gustave Quinson qui organise les représentations au «Bouffes Parisiens».
Maurice Chevalier en est la vedette principale, mais c’est Dranem qui obtient les suffrages du public et récolte ses applaudissements pour son rôle de Frisotin. Chevalier ne vas pas tarder à quitter le spectacle. Il sera remplacé par Sergius, puis Boucot, et enfin Harry Arbell.
Et c’est évidement Suzette O’Neil qui vient remplacer Yvonne Vallée.
1923 est aussi une année phare dans la carrière du chanteur, car il reçois, La Légion d’Honneur.
1923. Le Gaulois du 12 septembre, par la plume de Louis Schneider:
A propos de la décoration de Dranem
Dranem, de son vrais nom Ménard, reçoit le ruban rouge au titre de la mutualité: il a fondé la maison de retraite qui abrite les vieux artistes de café-concert à Ris-Orangis, tout son grand talent, tout son zèle, tous les efforts de ses camarades, toutes les ardeurs de son prosélytisme bienfaisant, il les a concentrés, canalisés depuis une quinzaine d’années: Ris-Orangis est son œuvre, c’est le vivre et le couvert assurés par des chanteurs heureux à leurs confrères que les hasards de la vie n’ont pas favorisés.
On a dit beaucoup de mal de la chanson populaire et plus spécialement de la chanson de café-concert. Eh! Oui, elle est souvent bête à faire pleurer, mais au moins elle ne trompe personne, si plate qu’elle puisse être, elle veut simplement faire rire, ses moyens sont élémentaires. Elle nous rabaisse, prétendent les gens austères. Mais qui ne se détendrait pas à entendre une plaisanterie facile, à voir exécuter une grimace bien laide, une contorsion inattendue?…
Pas si inattendue qu’on pourrait soupçonner. Un Dranem, puisque c’est de lui qu’il s’agit aujourd’hui, est un fantaisiste, mais son comique est pris sur le vif. Il a dû voir par fraction ce grand escogriffe sec, décharné, surmonté d’un inénarrable chapeau pointu, vêtu d’un pantalon trop court, d’un veston taillé dans une étoffe à matelas. Toute ces déformations il les a accumulées en un seul exemplaire qui est lui, Dranem, un type de pitre avec lequel il s’est identifié, auquel il a su trouver un répertoire adéquat. Et le public dit «un Dranem» comme il dit un «Auguste» quand il s’agit de cirque, ou un «Charlot» quand il s’agit de cinéma. Quelle popularité peut égaler celle-là?
1923. Les Annales politiques et littéraires – ( Directeur Adolphe Brisson ) – du 23 septembre:
… Un pantalon à carreaux sanglé trop court, laissant apercevoir les chaussettes, un veston étriqué et miteux, non pas des pieds, des bateaux, un énorme nœud de cravate, rose géranium, un minuscule couvre-chef en feutre déteint, bosselé, sans bord, des cheveux roux, un pif écarlate écrasé comme une tomate au centre d’une face blême, des lèvres fendues en coup de sabre jusqu’aux oreilles, riant d’un rire muet. Ce rire est communicatif… …….
Dranem s’appelle de son vrais nom Armand Ménard. C’est à M. Armand Ménard, non à Dranem, que le ruban rouge vient d’être offert. Je m’imagine que si le ministre a établi cette distinction entre le comédien et l’homme privé, c’est qu’il craignait d’effaroucher le redoutable Conseil de l’Ordre, dont les pudeurs sont promptes à s’éveiller. Ce scrupule me semble un peu puéril, pour ne pas dire un peu niais. La sensibilité de M. Armand Ménard n’a pu s’émouvoir utilement en faveur des déshérités que grâce à l’aide efficace et perpétuelle que Dranem lui apportait. Dranem est donc l’auteur véritable de ces actions généreuses. Pourquoi l’exclure de la récompense qui leur était due? Il eut été, en tout cas, équitable de ne point séparer sur le palmarès M. Ménard de M. Dranem et, tout en honorant le mutualiste, de ne pas infliger au comédien une petite humiliation qui n’est plus de notre temps. ……….
1923. Le Floréal du 3 novembre:
Shakespitrerie Interview par Cl. d’Ariel
Le chevalier Dranem nous prône le plus gros de la gaieté actuelle.
Chaque siècle voit se camper symboliquement à son horizon le genre de coiffure dont sa mentalité mérite de rester coiffée face à l’Histoire. Par exemple, les abords de l’année 1800 gardent le petit chapeau légendaire, celui de Dranem, comique idiot volontaire, restera comme assez représentatif de la période d’après 1900.
Ce n’est d’ailleurs pas la coiffure cocasse de Dranem qu’on vient de décorer de l’ordre chevaleresque de la Légion d’Honneur. C’est la poitrine cordiale et philanthropique de son alter-ego anagrammatique: Ménard, fondateur de la maison de retraite des artistes de caf’conc’. Jadis, dans «Mam’zelle Nitouche», on décorait de même le maître organiste sous son nom ecclésiastique de Célestin, sous prétexte que son pseudonyme de Floridor faisait trop théâtral.
Ces jours-ci, sur un quelconque chemin d’Emmaüs des enfers du théâtre parisien nous est réapparu Dranem, promu acteur céleste depuis sa création de Là-Haut. – «Oui, je suis bougrement content d’entrer enfin dans l’Ordre! Nous déclara-t-il. Mais causons d’autre choses! J’en ai tellement parlé tous ces temps derniers que je ne trouve plus de mots assez fort pour encenser un gouvernement qui vient de me hausser au même rang que M. Cachou, adjudant à l’Elysée-National!
– C’est cela, mon ami Dranem, causons d’autre chose! J’ai entendu répéter que vous aviez quitté le caf’ conc’ parce que vous étiez envahi à votre tour par la neurasthénie collective que dégage par tous les bouts l’ambiance contemporaine!… Ce serait un bien grand mal pour la saine et grosse drôlerie populaire que vous incarnez et qui a bien son charme désintoxiquant, de temps à autre!
-Merci pour le temps à l’autre! relève «l’imperator» de la rigolade.
Dranem tour de Caf’ conc’
Oui, mon cher Dranem, précisons-nous, on répète que vous avez lâché le caf’ conc’ parce que vous estimiez que le public n’a plus la même compréhension de la «vis comica», de la force comique que de jadis?
–Moa?… Moa?… Les ceusses qui m’ont prêté ces bobards à la noix vomique, y z’ont tout du crime!… C’est des méchants et des pssy… des psychologues!… Et pis tout c’qu’on voudra, sauf des francs copains!
– Peut-être voulaient-ils vous faire leur fournir les données d’un supplément à «La Théorie du Rire», de M. Bergson!
-Henri!… Encore un qu’est pas marrant tous les soirs!… La vérité vraie c’est qu’au caf’ conc’ ou au théâtre on tient toujours le bon public par le boyau d’la bonne, d’la vrais rigolade bien française quand c’est qu’on a c’don là d’naissance en v’nant au monde!… Et pis d’abord, pas besoin d’phrasotter des vantardises: vous êtes venu gentiment me jeter un œil en coulisse à l’Alhambra, la nuit d’mon tour de chant d’adieux!
…Nous devons convenir loyalement que cette nuit-là, le succès de Dranem fut, comme toujours, énorme. Le monologue de ses début: «ça m’a dégouté», «J’suis parti», fit déferler, ainsi qu’au premier jour, les tempêtes du bon rire populaire!… de même que ses reposants refrains dans ce goût-là: « Le premier soir que j’vis Palmyre, – illico on s’enest allé – s’installer – sur un banc de chez Allez, – frères!…» «Elle naquit en jouant des castagnettes – à Madrid, un jour de Vendredi Saint!…» «Le sel est d’un prix si salé – que l’monde entier s’a déssalé!… Ah, bongnieu, d’bongnieu que la vie est chère – On se d’mande comment qu’tout ça finira!!! et cætera!…»
Une philosophie Dranématique
– Eh ben, nous demande Dranem sans forfanterie, vous avez vu, c’soir là, si j’tiens pas toujours mon monde avec un minimum de trucs!… Vos philosophards s’mettent rien l’esgourde dans les châsses quand ils me font dire que mon comique ne correspond plus à la gaieté d’aujourd’hui!… Si j’m’ai consacré au théâtre c’est uniquement à cause des conditions de meussieu Quinson!… D’ailleurs, du théâtre j’en ai toujours fait et même refait d’après les scénarios qu’on m’apportait souvent, j’ai créé des vaudevilles d’André Mycho et de Mouezy-Eon et Nancey qu’étaient pas mauvais faut croire pisqu’on leur z’y ajoute un acte en plus pour les recréer comme des nouveautés à Cluny et ailleurs! J’ai même joué à l’Odéon:«Le Médecin malgré lui», d’un nomme meussieu Molière, comme dit Firmin, pardon; Gémier!… Non, voyez-vous, je n’ai fait qu’une rentrée en exclusivité au théâtre, sans vouloir comme on l’a dit, refaire ma vie!… J’suis pas meussieu Meyer Arthur de Turenne pour m’offrir ce lusque là! «Pour conclure congrûment, comme dit l’autre qu’est toujours plus ou moins d’une Académie quelconque, voulez-vous que j’vous dise?… Oui?… Eh ben, écoutez voir : la caractéristique de l’Humanité d’à présent, j’parle pas d’celle à Jaurès, c’est de s’déboutonner plus vite, de s’esclaffer encore plus franchement qu’avant la guerre!… Son goût est moins vieux-truc, pardon, vieux-bourgeois! Elle vise moins qu’autre-fois à prendre des airs constipés…
«Comme point final, si ma légion d’honneur ne m’donnait pas un brin d’caractère officiel, j’vous demanderais bien d’écrire que Dranem essaye de consacrer au théâtre de France ce qu’il peut y avoir d’énorme, de spontané, de bien d’chez nous dans sa nature comique!… j’vous en prierais bien si j’avais pas peur de paraître prétentieux!… Et ça. J’ai jamais voulu l’être!… De nos jours, sans qu’j’aie besoin d’m’en mêler, y a déjà bien trop d’grotesques qui affichent toutes les prétentions… Quand ça n’serait qu’celle de trouver à régler l’mouvement d’la paix perpétuelle.
«J’espère que mes modestes bobards d’intérêt public et international n’vont pas m’valoir de m’faire dégommer ou limoger par la Grande Chancellerie!»
1923. Pour Noël, on a évidement droit a un nouveau spectacle, et c’est la comédie musicale : «La dame en décolleté» qui se joue aux «Bouffes Parisiens». Toujours du trio, Maurice Yvain, Yves Mirande et Lucien Boyer. La grande vedette en est Dranem, et la distribution composée de Lucien Bardoux, Suzette O’Nil et d’autre habitué contient aussi un débutant qui voit pour la première fois son nom dans un programme, c’est le jeune Jean Gabin ! Dranem lui dédicacera même une photo avec ses mots prophétique : «Travaille mon ami Jean Gabin et tu es sur d’arriver ! Dranem». Le spectacle sera joué jusqu’au 2 Mars 1924, avant d’être reprit aux «Folies-Dramatiques», au «Théâtre Moncey», et aux «Bouffes du nord».
1924. Le Candide du 10 juillet, un article signé René Bizet:
Le Music-Hall
En écoutant Dranem
Ce n’est pas chose facile de faire rire une salle avec des couplets qui ne signifient rien, ou presque.
Les artistes qui entreprennent cette tâche, et y réussissent, restent rarement au Café-Concert. Montel, Dorville, Boucot, Biscot, Drean, Dutard, Bach, tous ceux qui, avant la guerre, faisaient les belles soirées des Scala, des Eldorado, sont aujourd’hui dans les Music-Halls ou les théâtre d’opérettes. Je ne suis pas sûr qu’ils ne regrettent pas le temps où le succès n’allait qu’à eux, au lieu de se disperser sur six vedettes et cent costumes…
Ainsi Dranem, que le Caf’-Conc’ garda longtemps, fit-il, il y a deux ans, ses adieux qu’il croyait définitifs aux scènes de sa jeunesse, aux chansons qui s’abritaient sous son petit chapeau gris. Il chanta, pour notre plus grand plaisir:Là-Haut, la Dame en décolleté, En chemyse, Phi-Phi, il semblait qu’il ne dût jamais remettre ses vieux habits.
Et nous l’avons vu, ces dernières semaines, à l’Empire, chantant ses refrains d’autrefois, disant ses monologues de jadis, exerçant sur le public le même pouvoir… Il faut s’en réjouir et souhaiter qu’ainsi de temps en temps ceux qui nous amusèrent reviennent à leur anciennes amours. Un Polin, un Dranem, ce sont «des gens qu’on n’peut pas oublier».
Dranem n’a rien changé à sa façon de faire. Peut être a-t-il pris plus de sobriété dans les gestes, a-t-il volontairement alourdi sa démarche. Son comique ne s’apparente en rien à celui de Tich ( Little Tich 1867-1928 n.d.l.r.), fait d’un continuel renouvellement d’inventions, c’est un comique de type, si je puis dire. Tich adore la transformation, Dranem perdrait ses moyens en changeant sa silhouette. Dranem ne peut et n’a fait qu’ajouter à son personnage des touches qui en complètent le caractère.
Il faut d’ailleurs se garder d’aller trop loin dans l’étude des «comiques». On risque de faire de la littérature et de donner des impressions trop personnelles. Il y a dans l’attraction d’un tel artiste sur les spectateurs le «je ne sais quoi» qu’on ne saurait définir et qui est, à proprement parler, le talent.
Ce que nous regrettions, toutefois, en entendant Dranem, c’était qu’il fût là, chevronné de vingt campagnes, à la place d’un «jeune» qui nous eût donné de grands espoirs. Mais quoi? Il n’y a pas de comiques nouveaux. Polin, Dranem n’ont qu’à paraître pour qu’on ne se souvienne plus de la jeune garde. Fortugé, seul, nous avait tout promis. Il apportait une gaieté flûtée de Pierrot ironique que nous ne connaissions pas encore. Il nous transportait dans une sorte de Paradis enfantin, où doivent être les clowns musicaux, les danseuses à tutu et les écuyères.
La mort nous a enlevé sa joie. Et parmi le troupeau de ceux qui viennent derrière lui, quel nom peut prétendre mériter de retenir l’attention?
Cette absence de comique, il faut le reconnaître, est une des raisons pour lesquelles le Caf’ Conc’ se meurt. Trouvez un nouveau Dranem et vous verrez la faveur du public se donner de nouveau à ce genre qui ne peut pas disparaître tout à fait. Car le père des «Petits Pois» retournera au théâtre, c’est certain. En attendant, qu’il prolonge ses adieux!
1926. Le 16 novembre dans «L’Œuvre»:
Nous allons causer devant vous du rire et des moyens de le provoquer avec Dranem.
A vos postes! Sansfilistes!… Radio-Œuvre a l’honneur de vous présenter ce soir Dranem: Dranem, roi du rire populaire, l’étonnant comédien chanteur qui, sans avoir l’air d’y toucher, a créé, dans le café-concert, un genre, une école à laquelle nous devons les plus célèbres de nos artistes comiques: les Maurice Chevalier, les Dorville, les Serjius…
«J’en passe et non des moindres!…
«Dranem!… qui…
Dranem.- Bonsoir, m’sieurs, dames!…
L’Œuvre.- Sapristi, Dranem, attendez que j’ai fini!…
«Vous le voyez d’ici, mesdames et messieurs, Dranem, avec ses yeux baissés, son légendaire petit feutre mou, sa cravate à carreaux, son veston étriqué, son pantalon trop court sur d’innommables «ribouis»…
«La silhouette de Dranem n’est-elle pas aussi populaire que celle de Charlot?
«Mais, ce soir, chers sansfilistes, le Dranem que j’ai à côté de moi est tout à fait différent. C’est un très souple et très élégant gentleman en complet bleu. Il est assis là, bien sagement, devant le microphone, car, lorsque je l’ai prié de venir vous parler, il n’a pas hésité une minute.
«Pourtant, en le regardant, j’ai une furieuse envie de rire. Dranem à la ville, c’est toujours Dranem, quoi!…Et puis, ce diable d’homme a dans les yeux comme un rire inextinguible qui couve. C’est un homme joyeux. Il me semble bien que sous son large front, – d’autant plus large que son crâne est intégralement chauve – les soucis soient d’un bien petit poids…
Dranem (il chante.) – Ah! Les p’tits pois! Les p’tit pois! Etc.
L’Œuvre. – Le reconnaissez-vous, chers sansfilistes, votre Dranem? Le retrouvez-vous? Dommage que l’on ne puisse vous l’entendre crier «bis»! Et réclamer la suite… Je vous assure qu’il vous la chanterait.
«Mais, aussi bien, mon cher Dranem, je ne vous ai pas prié de venir ici, ce soir, pour chanter Les P’tit Pois. C’est une œuvre classique, j’y consens, et qui demeurera au répertoire du music-hall. Elle est, comme qui dirait, votre signature. Elle provoque le rire, indiscutablement. Mais c’est précisement sur le mécanisme de votre art que je désire vous interroger. Vous allez, s’il vous plait, le révéler à nos sansfilistes.
«Mon cher Dranem, comment faites-vous rire?…
Dranem. – Comment je fait rire! Bon! Je vais vous dire cela en deux mots. Le rire, à mon avis, ne doit pas être provoqué par des grimaces. Cela, c’est de la pitrerie pure. Ce n’est point ma formule. Le rire doit être provoqué par des moyens naturels. Il doit être naturel. Et ne fait pas rire qui veux. C’est très difficile de faire rire. D’où je conclus qu’on naît comique, comme on naît poète ou cuisinier.
«Jadis, on pensait que la seule façon d’exciter le rire était de faire des grimaces. On y réussissait et les bateleurs de la foire saint-Germain attiraient autour d’eux une foule hilare. Mais c’est là un rire bref, de qualité médiocre, c’est un rire inférieur, mais pas un de ces rires qui détendent et vous mettent à l’aise, un de ces rires qui sont en vérité, le propre de l’homme, un de ces rires curatifs par excellence et dont on dit qu’ils suffiraient à soulager de tous ses maux la douloureuse humanité!…
«J’ai connu les Dupuy, les Lassouche…
L’Œuvre. – Hé, là! Dranem, vous vous vieillissez…
Dranem. – Leur rire m’a insufflé sans doute la jeunesse que j’ai gardée et le goût du rire et de faire rire. Les effets de ces artistes étaient très simples, j’ai essayé, moi aussi, de faire rire par des effets très simples.
L’Œuvre. – Le rire est assez facile, au music-hall.
Dranem. – Pas tant que ça!… J’ai joué l’opérette que j’adore! J’ai joué la comédie pour laquelle j’ai une prédilection. Eh bien, moi qui vous parle et qui ai pu faire la différence, je crois qu’un artiste comique a plus de chances de faire rire dans une scène d’opérette ou de comédie que dans une chanson de music-hall. Je pense que, dans tous les cas, c’est plus facile. Dans l’opérette ou la comédie, l’artiste s’appuie sur les camarades qui l’entourent sur une réplique, sur un ensemble, sur une situation. Le père Sarcey le disait bien.
«Le comique de music-hall ne s’appuie sur rien du tout. Il est seul et nu, si j’ose dire, devant le public. Tous ses effets, il faut qu’il les tire de lui-même. Je ne suis pas fâché d’avoir cette bonne occasion de rendre cet hommage à l’artiste de music-hall…
L’Œuvre. – Il est juste et mérité, mon cher Dranem. Mais cela c’est, en somme, la psychologie de l’artiste, non point celle du rire. Nous voudrions, les sansfilistes et moi, la démonstration de ce que vous nous avez dit sur votre formule personnelle.
Dranem. – Ça va. On va vous la donner.
«Attention, m’sieurs, dames! Vous allez voir. Je vais vous lire une chanson. Veuillez, me faire l’honneur de m’écouter sans m’interrompre.
«C’est promis. Merci! Ma chanson s’intitule: «Pétronille, tu sens la menthe!…» Vous dites?… Vous la connaissez?… Ça ne fait rien. Je commence:
(Dranem lit sa chanson.)
TU SENS LA MENTHE
D’chez l’coiffeur sortant l’autr’ semaine,
Où j’m’étais fait raser l’menton,
Dans la ru’ j’rencontre une ancienne
Qui m’embrasse et m’dit: «Tu sens bon…»
Moi, très flatté du compliment,
Je lui réponds fort galamment:
REFRAIN
Pètronille, tu sens la menthe,
Tu sens la pastill’ de menthe,
Tu sens la menthe pastillée
Entortillée dans du papier,
Papier, papier, papier… mâché…
L’Œuvre. – Mon cher Dranem, je regrette, je n’ai pas ri. Vous non plus, n’est-ce pas, sansfilistes?…
Dranem. – Bon! Maintenant, m’sieurs, dames, je vais avoir l’honneur de vous chanter: «Pétronille, tu sens la menthe!…»
(il chante).
L’Œuvre. – La voilà bien, la preuve par neuf! Si j’étais de Marseille, cher sansfilistes, j’assurerais que, de l’auditorium où je suis, je vous ai tous entendus rire!…
1927. Pour un artiste, participer au Gala de l’Union des Artistes, c’est sortir de son registre, tout en présentant un numéro spectaculaire.
C’est ainsi que Maurice Chevalier et Milton feront un combat de gladiateurs, Gaby Morlay l’équilibriste, et Pauley accompagné de Pizani et de François Fratellini un numéro de clowns.
Quand à Dranem, c’est avec Suzette O’Nil qu’il présente un éléphant dressé.
1927. le 9 octobre, dans «Le Petit Journal» :
Dranem au palais.
Le joyeux comique était poursuivi par son ex-femme ainsi qu’un huissier et trois commissaires-priseurs.
Les petits pois blancs de Dranem.
Les gros pois rouges de Mme Yvain.
Après s’être régalé, au buffet du Palais, d’une escalope et d’une salade. – «Aujourd’hui, déclarait-il, je ne la vends pas, je l’achète!» – Dranem, le fameux comique Dranem, a comparu hier devant la première chambre du tribunal civil de la Seine, présidée par M. Delcour. Il avait, pour la circonstance, mis sa plus belle cravate à petits pois.
C’est, néanmoins, en posture de «poursuivi» qu’il se présentait devant la justice, Son ex-épouse Mme Lina Ruiz y Maries, qui s’est remariée à M. Maurice Yvain, le compositeur bien connu, ne lui réclamait pas moins de 200.000 francs de dommages-intérêts, «conjointement et solidairement», il est vrai, avec un jardinier, M. Dalmas, un huissier parisien, M. Legendre, et trois commissaires-priseurs, MM. Carpentier, Lenoircy et Quoniam.
Et voici comment l’avocat de Mme Yvain, M. Woisard, exposa sa plainte, La liquidation de la communauté Dranem-Ruiz comprenait notamment une vente de meubles, livres et tableaux qui avait été fixée à l’hôtel des ventes, à Paris, le 24 septembre 1929. Or, quand l’ex-Mme Dranem, ayant fait tout exprès le voyage d’Antibes à Paris pour surveiller la vente, se présenta à l’hôtel Drouot, la veille du jour indiqué pour les enchères, quelle ne fut pas sa surprise de se heurter, devant la porte, à Mlle Suzette O’Nil, devenue depuis Mme Dranem elle aussi, emportant trois tableaux, dont un de Gerbault, qu’elle venait d’acquérir et dont Mme Ruiz avait précisément envie! La vente venait de se terminer.
Que s’était-il donc passé? Un créancier de la communauté Dranem, le jardinier Constant Delmas, s’était révélé brusquement et avait fait saisir meubles et tableaux. C’est sur ses poursuites qu’ils venaient d’être vendus à des prix peut-être inférieurs à ceux qu’ils auraient atteints dans d’autres conditions.
«Collusion évidente entre le créancier, M. Dranem, l’huissier qui a fait la saisie et les commissaires-priseurs qui ont procédé à la vente», conclut M. Woisard. Et la plainte déposée au Parquet par l’ex-Mme Dranem, ayant été classée sans suite, il exprime le confiance de sa cliente dans le tribunal civil pour faire droit à ses revendications.
Grave, sévère et presque olympien, Dranem, sagement assis à son banc, écoute ces arguments, un doit méditatif appuyé sur son crâne chauve. Sa pensée, visiblement, plane au-dessus des petitesses de la terre. Elle est «là-haut», comme dans l’opérette célèbre.
Au fond de la salle, Mme Yvain se tient debout. Sa robe est ornée de pois, comme la cravate de son ancien mari. Mais ce sont de gros pois rouges et non de petits pois blancs. Décidément, tout sépare désormais les deux adversaires.
M. Sudaka, au nom de M. Dalmas, MM. Georges Lévèque et Guiffard, au nom des officiers ministériels poursuivis par la demanderesse, plaident que leurs clients ont été purement et simplement diffamés par elle. Ils réclament reconventionnellement 30.000 francs de dommages-intérêts au tribunal.
– Quant à nous, déclare avec esprit M. Pierre Loewel, qui soutient la cause de Dranem, notre bonne fois est entière. Nous sommes un comique doux et timide. Nous avons vu arriver un huissier chez nous. Le déficit creusé dans notre budget par la coquetterie de notre ancienne épouse ne nous a pas rendu cette visite surprenante. Nous l’avons laissé opérer. Saisi en 1925, nous sommes, encore aujourd’hui, saisi d’étonnement devant le procès qu’on nous fait!»
Et Dranem, magnanime, ne dépose pas de demande reconventionnelle.
A quinzaine pour les conclusions du substitut Le Pelley-Fonteny. – Georges Martin.
1927. le 15 octobre, dans «Le Rappel» :
Un vol chez Dranem
M. Ménard, demeurant 112, boulevard de Courcelles, alias Dranem, l’artiste bien connu, engageait à son service, en mai dernier, une femme de chambre, Henriette Humbert, 30 ans, appelée également «Yeyette» dans certain milieux. Suzanne O’Nil et Dranem étaient charmé de leur trouvaille.
Elle les conquit eux et leur confiance, réglant les fournisseurs, tenant les comptes de la maison.
Partis en vacances sur la Côte d’Azur, ils constatèrent, à leur retour, l’absence non motivée et suspecte de leur camériste.
Leurs constatations ne s’arrêtèrent pas là.
Les notes impayées était innombrables. Des objets de monsieur avaient disparu, la garde-robe de monsieur avait également bien souffert.
Henriette Humbert, à son départ, avait laissé sa malle dans sa chambre. On la fit ouvrir et l’on découvrit plusieurs objets dérobés. Dranem déposa une plainte au commissariat de la Plaine Monceau, et peu après les inspecteurs du 2e district arrêtaient la voleuse qui du reconnaître les méfaits qu’on lui reprochait. Elle a été envoyée au Dépot.
1930. le 7 février dans «Le Petit Parisien»:
Courrier des théâtres
Dranem va jouer au Théâtre Antoine «Le Médecin malgré lui».
Nos jeunes directeur de théâtres semblent avoir, depuis le début de cette saison, une prédilection pour les spectacles classiques. Préférence qui s’explique en un temps où la production dramatique est dans l’ensemble assez décevante. Le public, d’ailleurs, ne s’y trompe pas et le succès qu’on obtenu au théâtre Antoine, M. René Rocher, au théâtre de l’Avenue, Mlle Falconetti, et à la Maison de l’Oeuvre, Mlle Paulette Pax et M. Beer est significatif. M. René Rocher, qui compte parmi les plus valeureux animateurs et qui vient de monter «Tartuffe» avec le soin que l’on sait, donnera demain «la Double inconstance», de Marivaux, et «le Médecin malgré lui», qu’interprétera le comique populaire Dranem.
Dranem. Toute une époque de gaieté sans doute un peu naïve, mais sincère. La Scala, L’Eldo, Parisiana, où l’on pouvait se distraire à bon compte et entendre pour quelques sous les grandes vedettes de la chanson.
Dranem. Visage rubicond, petit chapeau, larges souliers, pantalon trop court et veste étriquée… couplets faciles: le vieux «caf’ conc’».
Tout cela nous paraît déjà d’un autre âge, mais on ne peut s’empêcher d’évoquer ce passé quand Dranem, qui depuis longtemps a quitté le «tour de chant» pour l’opérette, paraît devant nous. Il n’a rien perdu, d’ailleurs de cette force comique qui le fit triompher au café-concert, et c’est grâce à se cocasserie sans cesse renouvelée que des textes sans couleur et trop souvent insignifiants de librettistes sans talent ont pu «passer la rampe».
Dranem jouant du Molière!
A vrais dire voilà qui n’est pas nouveau puisqu’on le vit à l’Odéon, avant la guerre, dans ce même «Médecin malgré lui», cependant, pour plus d’un, la réapparition du célèbre comique dans une pièce classique aura l’attrait d’un début. Sa verve si spéciale, son entrain, sa truculence ne peuvent que s’adapter admirablement au rôle de Sganarelle et sa fantaisie quelque peu poussée, parfois vulgaire même, est tout à fait dans la note du personnage de cette farce moliéresque, où ne sont point ménagés les gros effets.
Dranem, formé comme tant d’autres acteurs à la sévère école du café-concert et du music-hall, se devait d’aborder le répertoire classique. Cette seconde expérience nous apportera peut-être la preuve qu’il est non seulement un amuseur, mais aussi un grand comédien, digne de succéder, dans l’interprétation des œuvres de Molière, au regretté Vilbert.
C’est la grâce que nous souhaitons à celui qui avec bonhomie, vanta les mérites des «p’tits pois» et qui, dans «le Médecin malgrés lui», chantera:
Qu’il sont doux,
Bouteille jolie,
Qu’ils sont doux,
Vos petits glouglous!
Mais mon sort ferait bien des jaloux
Si vous étiez toujours remplie.
Ah! Bouteille ma mie,
Pourquoi vous videz-vous?
Allons, morbleu! Il ne faut point engendrer de mélancolie.
Gageons que c’est là le couplet le plus spirituel que Dranem aura chanté
André le Bret.
Quel sont donc les goût musicaux de Dranem?
Max Descaves, un journaliste du «Paris-Midi» s’est sans doute posé la question. Le 25 mai 1930, il envoie au comique, une lettre questionnaire:
Quels sont vos trois disques de chevet?
(La brièveté de la réponse que «Paris-Midi» insérera, peut-elle m’induire à penser qu’elle ne se fera pas trop attendre?
Je vous en remercie d’avance et vous prie d’agréer l’assurance de mes sentiments respectueux.)
Et Dranem répond à même le questionnaire:
«Excusez-nous. Je n’ai plus de papier. J’en attends».
Le populaire, l’irrésistible Dranem manifeste un penchant pour la musique sérieuse, voici ses préférences:
Pour Dranem
Une mélodie de F. Schubert: «La Sérénade».
Un air de Debussy: «Jardin sous la pluie».
Et «La Ballade des Pendus» de Gringoire (par Georges Beer).
Pour ma Suzette O’Nil
«La Danse d’Anita».
«Quand les Lilas refleuriront» par Lantier.
Et «J’suis resté gamin» enregistré par Dranem.
Et on vous serre la main.
Dranem
1930. le 30 décembre dans le «Cyrano», hebdomadaire satirique:
Maurice et Dranem
C’était au Châtelet, à la dernière matinée de Chevalier.
Pendant son numéro, on pouvait voir, assis au premier rang des fauteuils d’orchestre, le bon Dranem accompagnée de Suzette O’Nil.
Tout en chantant, Chevalier avait déjà «repéré» Dranem, sa chanson terminée, Maurice dit au public en désignant le créateur des «Petits Pois»:
– Mesdames, Messieurs, il y a dans cette salle un grand comique que j’ai souvent imité lorsque j’étais gosse…
C’est peut-être le plus grand comique de toutes les générations, c’est mon excellent camarade Dranem!
La salle entière applaudit et Dranem, tout ému, fut dans l’obligation de se lever et de saluer ses admirateurs.
Pour faire diversion, Chevalier annonça que, pour la circonstance, il allait une fois de plus imiter Dranem…
Dranem chantant en anglais…
1931. Le 4 avril dans «L’Oeil de Paris»:
Au Théâtre
Élégance du Gniaf.
Une des scènes de la revue de Jeanson, aux Nouveautés, qui remporte le plus de succès, c’est la scène où l’étonnante Suzanne Dehelly fait une imitation de Dranem.
Les camarades de ce dernier lui ont fait à ce sujet des réflexions diverses:
– Tu as vu la revue de Janson? On te met en boîte, mon pauvre vieux!
– Je le sais, répond Dranem, puisque c’est moi-même qui ai réglé la scène.
C’est strictement vrai. Aux dernières répétitions, Dranem est venu en personne donner des conseils à sa «caricature».
Les autres insistent:
– Alors, tu acceptes qu’on te charrie comme ça?
– Jeanson est un copain, dit Dranem.
– Mon ami, des copains qui vous engueulent devant le public, tu me donneras l’adresse…
A la fin, le bon Dranem est ébranlé. Pourtant il veut réagir contre ces interprétations destinées à troubler sa sérénité. Il secoue la tête:
– C’est un copain, je vous dis. Il me connaît. Il sait que j’ai de la grandeur d’âme.
1932. Le 8 décembre dans «L’écran du centre»:
Les début de Dranem au cinéma parlant
Au cours de sa carrière artistique, Dranem, nul ne l’ignore, a recueilli les succès les plus flatteurs, et marqué chacune de ses création du cachet d’une personnalité inimitable.
Délaissant le «tour de chant» qui l’avait rendu populaire, l’excellent artiste avait abordé l’opérette avec une égale réussite. Et voici qu’il va débuter à l’écran dans une opérette cinématographique d’Albert Willemetz: «Il est charmant» qui passera bientôt à l’écran du Paramount.
J’ai demandé à Dranem ses impressions sur le film parlant et sur cet «Il est charmant» où il a réalisé une création sensationnelle.
Dranem me reçoit chez lui, Boulevard Malesherbes, dans un grand atelier-studio aux murs couverts d’oeuvres de maître, sur des rayons s’alignent des éditions originales, la pièce est garnie de meubles anciens dont la patine reflète doucement un rayon de soleil.
Dranem amateur d’art! Dranem bibliophile! Qui l’eut dit?
– Vous voyez devant vous, nous dit-il, un fervent du cinéma. Le parlant, mais c’est une invention admirable! On voit ce qu’on fait, on s’entend parler, chanter… on peut tirer un enseignement de l’attitude ou de l’intonation que reproduit l’écran sonore. Et comme c’est amusant d’avoir un beau jour la révélation de sa personnalité propre, que les spectateurs connaissent, discutent ou apprécient et qu’on a été, jusque là, le seul à ignorer.
– Vous n’avez pas été gêné, comme tant d’artistes, par le micro, quand il vous a fallu jouer devant ce témoin qui enregistre implacablement la moindre de vos paroles?
– Pas du tout. Et je dois avouer que je n’en ai jamais eu peur. A la scène, voyez-vous. J’ai toujours eu, et j’ai toujours le trac. Le public m’impressionne. J’appréhende ses réactions, je crains de lui déplaire. Devant le micro, au contraire, je me sens tranquille, je me dis: «Tu peux y aller, il n’y a personne. Si ce n’est pas bien, on recommencera. Et j’y vais carrément. Je sens que je puis me livrer».
En redevenant pour une minute le Dranem gouailleur et blagueur d’autrefois, il chantonne, avec une intonation cocasse:
– «Je n’ai pas peur devant le micro, le grand micro du Sébasto».
Sur cette allusion aux «terreurs» du Sébasto d’autrefois, ce Sébasto tout voisin de la scène de l’Eldorado qui fut le théâtre de ses succès de chanteur, Dranem exprime sa joie d’avoir joué dans les film inspiré par les opérettes:»Troublez-moi»,»Trois Jeunes filles nues». Il me dit sa sympathie pour ses jeunes partenaires de Paramount, Meg Lemonnier, si sensible, si fine et charmante, Henry Garat, un gentil camarade, plein de talent et resté simple malgré tout son succès. Il ne tarit pas d’éloges sur son metteur en scène, Louis Mercanton, dont il vante la courtoisie, la compétence, le goût. Ces quelques semaines qu’il a passées aux Studios Paramount, pour tourner «Il est charmant», ne lui ont laissé que de bon souvenirs.
– Quels sont vos projets? Avez-vous d’autres films en cours de réalisation, après «Il est charmant»?
– J’ai tourné pour Paramount un second film «Miche», que Jean de Marguerat – un bien gentil garçon – a mis en scène d’après la comédie d’Etienne Rey.
Vous connaissez «Miche»? C’est une œuvre légère, jeune, spirituelle… Le film ne trahira pas la pièce, et j’ai eu grand plaisir à interpréter le rôle qui m’y était confié.
«Par exemple, je voudrais bien changer de profession… au cinéma. Dans «Il est charmant», j’ai été clerc de notaire. Dans «Miche» je suis notaire. Où m’arrêterai-je dans cette voie? Je vais finir mes jours directeur d’un contentieux, si je continue…
«Pour «Miche», nous avons réalisé des scènes d’extérieurs assez mouvementées. Marguerat m’a fait faire des sports d’hiver, sur la glace et dans la neige, la vraie neige…»
Et reprenant une phrase qui revient, comme un leit-motiv, dans «Il est charmant», et qu’il lance d’un ton inimitable, Dranem conclut:
– Décidément, on aura tout vu!
«Je n’ai pas d’autres films en perspective, pour l’instant du moins. J’espère que l’occasion se présentera encore pour moi de tourner à nouveau pour Paramount car les deux films que je vient d’interprêter m’on entièrement conquis au cinéma. Je ne brûle pas ce que j’ai adoré en disant cela. On ne me croirait pas si moi, vieil acteur de théâtre, je déclarais que je n’aime plus la scène: J’ai toujours pour elle le même attachement. Mais l’écran, si différent du théâtre, a un attrait si particulier quand on sait le comprendre et se plier à ses exigences! Plus encore qu’au théâtre, il faut savoir s’y renouveler, ne pas se figer dans un type, toujours le même…? … toute l’affectueuse amitié qui l’attache à Albert Willemetz et à Raoul Moretti dont il a interprété aux Bouffes Parisiens ….? …. et cela, voyez vous, quand on est un peu artiste, c’est le meilleur des stimulants.
– Quand théâtre et cinéma vous en laissent le loisir, quel sont vos occupations, vos distractions préférées?
– J’aime la peinture, les livres, la musique classique. Et, dans la musique, l’œuvre des grands maîtres. Mais l’Opéra, les concerts, il faut pouvoir disposer de ses soirées pour y être assidu. Alors, il reste ceci…»
Et Dranem montre un beau meuble phonographe, je jette un regard indiscret sur le disque placé sur l’appareil dont mon arrivée a interrompu la marche: une symphonie de Beethoven.
Le temps passe: il y a plus d’une demi-heure que nous bavardons.
J’aurais voulu parler à Dranem de l’Opéra-Comique, où il a joué «Les Brigands», de l’Odéon et de la Comédie Française où il a été l’interprète de Molière. Au risque de l’effaroucher, car ce grand artiste est aussi un grand modeste, j’aurais aimé amener la conversation sur cette Maison de Ris-Orangis où sa générosité et son inlassable dévouement ont édifié une retraite à l’abri de tous les orages, pour les vieux artistes du Concert, ou sur cette fête des Caf’-Conc? Dont il est chaque année l’enthousiaste animateur…
Et tandis que nous regardons ensemble des photographies de ses derniers films, je remarque, sur le bureau de Dranem quelques autographes, disposés sous la glace de la table de travail: une lettre de Maupassant voisine avec une carte de visite où se grave le nom d’un maître de la philosophie française.
Dans l’anti-chambre, une affiche-programme du Théâtre National de l’Odéon porte le nom de Dranem, sur une sellette, un naïf flacon de verre moulé reproduit la silhouette classique de Dranem d’autrefois, le Dranem de l’Eldorado et de l’Alcazar… un des témoignages les plus sûrs que puisse décerner la popularité. Qui donc a dit que la consécration de la gloire, pour un homme, était de voir son effigie sculptée en tête de pipe?
De ce flacon à cette affiche, de l’Eldo à l’Odéon, ce n’est encore qu’une partie de la carrière de Dranem.
1933. En janvier dans «L’écran du centre»:
Dranem fait des siennes au studio
Lorsque Dranem parvint aux studios de Saint-Maurice où il tournait dans l’opérette d’Albert Willemetz:»Il est charmant», sous la direction de Louis Mercanton, il n’était que huit heures du matin, Son tour de paraître sur le plateau ne devait venir que beaucoup plus tard.
D’abord, Dranem s’ennuya. Puis, comme il faisait beau, il se mit à répéter tout seul son rôle dans le jardin des studios et, s’animant. À chanter les airs de l’opérette qui lui sont destinés. Les oiseaux, charmés, se turent dans les branches… Des gens s’arrêtaient… et bientôt il y eut autour de lui un groupe sympathique qui s’amusait fort de cette aubaine imprévue et qui ne montrait aucune velléité de se rendre au travail!…
Pour rétablir l’ordre, on fut obligé de faire appeler Dranem sur la plateau. Car, en continuant, ce diable d’homme eût risqué d’interrompre toute l’activité des studios.
Alors, avec un petit sourire en coin, le feutre rabattu sur le nez, Dranem pénétra dans le «stage», en jetant un petit coup d’œil goguenard sur le mot «Silence» qui s’allumait au même instant au-dessus de la porte matelassée.
1933. le 23 juin dans le «Gringoire», le grand hebdomadaire parisien, social, politique et littéraire:
Portrait de Dranem par Henry de Forge
Il n’est plus, tout à fait, le plaisant garçon, aux expressions de candeur naïve, aux ahurissements instinctifs, quoique bien calculés, à la voix faite de fausses notes conscientes et organisées, le bon garçon qui, au «caf’conc’», fit l’enchantement des foules.
On aurait dit que, l’âge canonique venu, c’est-à-dire l’âge où les servantes de curé n’ont plus de sex-appeal et où les comédiens prennent du ventre, le joyeux Dranem lui-même, en se bonifiant comme le vin de choix, aurait pris conscience de sa vraie valeur, mal soupçonnée.
Seuls ses petits yeux, faits de malice, ont gardé leur pétillement.
Il se pourrait que ce soit la vie, gentiment pot-au-feu, menée par lui auprès de la charmante Suzette O’Nil, son épouse, qui ait donné à ce fantaisiste ces façons plus graves, mieux «synchronisées» comme on dit au cinéma.
Et il se complaît dans ce petit bonheur familial que son épouse lui fait douillet. Elle y apporte une vigilance affectueuse, s’occupant des intérêts du grand homme, un peu rêveur, lui servant de secrétaire et d’archiviste.
Si nous voyons aujourd’hui un Dranem un peu différent de celui que nous avons connu, la vraie raison en est que l’artiste a dû et a su évoluer avec son temps. Rare mérite.
N’avait-il pas, par ailleurs, déjà, donné sa mesure? Il avait joué avec succès «Le Médecin malgré lui» à l’Odéon – inoubliable souvenir qui lui montra que le pavé dans la mare n’est pas une vaine légende. Il lui fallut, en ce temps-là, répéter au fond d’une arrière-boutique, ce rôle inédit pour lui, les comédiens du second Théâtre-Français se montrant quelque peu effrayés de sa venue.
Il avait joué «Le Bourgeois gentilhomme» au Théâtre Antoine et «Les Brigands» à l’Opéra-Comique. Là, du moins, des directeurs avisés lui avaient laissé toute licence de présenter son rôle à sa guise.
Puis il avait «trouvé sa voie» dans l’opérette qui, depuis plusieurs années, est devenue sa situation sociale habituelle, celle qu’il inscrit, en face du nom de ses pères, sur sa feuille de contributions.
Il s’est cependant laissé entraîner par le cinéma et il y prend un plaisir extrême.
– Au moins, explique-t-il, j’ai la satisfaction de m’amuser avec moi-même. C’est bien mon tour.
Il a tourné «Le Roi des Palaces», «Miche», «Il est charmant».
Le talent – renouvelé – de Dranem, sait, sur l’écran, être fait de finesse. Son dernier engagement à la Paramount lui permettra de tourner bientôt «La Poule», de Duvernois, où il créera un personnage… d’émotion.
– Ah! faire pleurer les foules! Enfin!
Dranem, néanmoins, ne renie pas son passé, l’époque où il avait des cheveux.
– Ces cheveux, explique-t-il, étaient, couleur alezan, nuance tendre infiniment, qu’on a le tort de ne plus porter.
Quelque temps, on le fit s’obstiner sur les rouages des réveille-matin, mystérieuses mécaniques qui lui donnèrent l’habitude de la fantaisie. Elles lui donnèrent aussi l’habitude, lorsqu’il les auscultait, de fermer obstinément un de ses deux yeux, l’autre emboîté dans un couloir d’observation. Cette accoutumance, par la suite, devint chez lui une sorte de tic qu’il conserva parce que, sur la scène, il remarqua, à sa surprise, qu’elle déchaînait l’hilarité.
Ce médiocre horloger en herbe, trop fantaisiste, déjà, bifurqua vers l’intéressant métier de livreur de bretelles.
Mais les dimanches soirs, la voiture à bras étant au repos, le jeune Armand se rendait rue de la Verrerie, au réunions familiales d’une petite société de quartier, où on le laissa débuter, en compagnie des sa sœur Claire.
Alors une immense ambition tenailla son cœur. Le 7 septembre 1890, soir mémorable, il débutait vraiment dans l’art théâtral, au grand café de la Mairie, rue de Bretagne, où les entrées coûtaient 75 centimes, consommation comprise. Il jouait l’important rôle de Landremol dans «La Consigne et de ronfler», au appointements de 5 francs par représentation.
Quatre ans plus tard, élégamment frusqué d’un habit noir un peu ancien, mais sans hardiesses, il débutait dans l’art de la chansonnette-gaudriole, au casino de Cormeilles-en-Parisis, chantant avec succès «Ma grosse Julie», «J’y toucherai pas» et, quand on insistait un peu, «Tu feras bien de t’en mêler». Deux cent dix francs mensuels récompensaient ce jeune talent.
Puis, pour varier un peu, il imita Paulus et Polin, ce qui lui valut deux francs de prime.
Se sentant lancé, le chanteur Ménard, Armand, emprunta quelques centaines de francs pour payer son dédit à cet établissement d’une ingrate banlieue et vivre vraiment sa vie artistique. A cette époque, il jugea à propos de retourner son nom.
Au carreau des Halles, où il se promenait rêveur, cherchant quelque tenue originale, probablement romantique, il arrêta son choix sur tout autre chose, un surprenant cocktail vestimentaire: petit chapeau, cravate négligée, soulier trop larges, pantalon et veston trop courts.
«Ainsi, pensa-t-il, je serai grotesque ou sublime. Peut-être même un peu des deux».
C’est ce qui advint quand il débuta à l’Eldorado, qui n’était pas encore accaparé. On lui signa sur-le-champ un engagement à deux cent cinquante francs par mois qu’on haussa jusqu’à trois cents quand il fut dûment constaté que Dranem mettait les spectateurs en gaîté.
Alors les professionnels de la chansonnette lui proposèrent leurs chefs-d’œuvre. Avec quelques-uns – qui étaient en soi parfaitement stupides – Dranem trouva moyen de faire rire aux larmes, tant il y mettait de personnelle fantaisie.
Souvent, pour être mieux à son aise, il composa lui-même ses textes, qu’il ne signa pas, redoutant le jugement de l’Institut.
Ainsi devint-il peu à peu un artiste exceptionnel, et des chansons comme «Les P’tits Pois» ou «Fils de Gniaf» rendirent-elles leurs auteurs un peu millionnaires, d’autant plus que partout surgissaient de faux Dranem, pour la consolation des provinces. Toutes les fois que Dranem, le vrai, en rencontrait un, interloqué de la rencontre, il l’invitait à déjeuner.
La gloire – quand elle a cette forme joyeuse et rare renouvellement de répertoire – laisse des loisirs.
Dranem les occupa à faire de la mutualité, disposition de son cœur déjà ancienne, car, enfant, il organisait des boîtes mutuelles pour hannetons. Dans le monde bon enfant du café-concert, il réédita ses théories, chercha à les faire pratiques et trouva moyen, sans rigoler, de jeter les bases d’une maison de retraite pour les camarades de la chanson devenu vieux.
Tenace, il mena jusqu’au bout l’entreprise, chercha de l’argent, dérangea les Pouvoirs publics et eut le Président de la République en personne quand on inaugura Ris-Orangis.
A ses heures, Dranem est homme de lettres. En attendant «l’ouvrage de sa vie» qui s’appellera «Les Profondeurs de la scène», il a publié, sans fatuité d’auteur, un roman intitulé «Une riche nature», œuvre «symbolico-réalo-fantaisiste et un peu vécue», annonça-t-il à la critique, qui lui fut indulgente.
Quelquefois, il signa des sketches, notamment «L’École des cambrioleurs».
Même chez Mme Brisson, aux Annales, gravement, il fit des conférences.
Dranem aurait pu, même, cultiver l’art de la parole jusqu’au Parlement. Pour une place de député brusquement libre, justement dans le quartier des cafés-concerts, des journalistes facétieux annoncèrent, en effet, sa candidature. Le Gaulois, le Temps, le Figaro épiloguèrent chaleureusement en de vastes chroniques. Arthur Meyer lui-même fit un Premier Paris enthousiaste.
Jusqu’au moment où Dranem, en tournée, croyant à une sale blague, alors que c’était une mystification raisonnée et dont le résultat était certain, télégraphia qu’il regrettait beaucoup mais se réservait pour le Sénat.
Le Dranem d’aujourd’hui se targue volontiers d’être devenu ce qu’il appelle un «artiste scientifique». Le cinéma l’enchante. Le phonographe le réclame. «La T.S.F. m’embête, mais je sens bien qu’elle m’aura jusqu’au trognon».
Et il est hanté par la télévision.
– Ah! Être vu et entendu par les gens de Zanzibar, de l’Estonie et du Nicaragua tous ensemble!
– Et qu’est-ce que vous leur chanterez? Lui avons-nous demandé, car Dranem ne peut renoncer à la chanson. Elle a créé sa gloire, et la plus solide.
Alors, tournant les yeux vers sa charmante femme:
– Je leur chanterai ce que je lui chante à elle, parfois, quand nous sommes tous les deux bien seuls et qu’il fait un sale temps dehors:
«De vieilles chansons de France, de Nadaud, de Darcier, de Désaugiers, de jolies chansons où il y a de la finesse et du sentiment…»
Le «Film complet» consacré à «La Poule» en 1933:
Au bout du fil avec Dranem.
-Allo! Dranem?
-Lui-même.
-Mais vous n’êtes pas en vacances?
-Hélas! Le travail! Mais croyez que je le regrette.
Je tourne tous les matins. Depuis quelques mois, j’ai tourné pas mal de films qui vont sortir à la rentrée. Six films! Vous voyez qu’il n’a pas été question de vacances pour moi.
-Mais nous ne nous en plaignons pas. C’est toujours avec un grand plaisir que nous vous voyons, sur la scène ou sur l’écran. Nous n’avons pas encore été gâtés jusqu’ici…
-Mais je suis un débutant. A peine plus d’un an que j’ai fait connaissance avec les studios. Je suis un jeune… dans le métier naturellement. Vous avez déjà vu «Il est Charmant» que j’ai tourné avec Garat, «Miche» et «La Poule», d’après le roman si passionnant de Henri Duvernois.
-Vous étiez un «père Poule» étonnant.
-Vous trouvez? Eh bien! Ça me fait plaisir que ça vous ait plu. Mais, avec un texte comme celui-là, c’est un bonheur de tourner. Et je chantais là-dedans! Trouvez-vous aussi que je chante bien? Et ma petite famille était si gentille, Arlette Marchal si fine!
-Que va-t-on voir, cette saison-ci?
-Tenez-vous bien. Six films vous dis-je: «Ah! Quelle gare!», qui est sorti du Paramount, au début de septembre, «Un soir de réveillon», d’après la pièce que j’ai créé aux Bouffes-Parisiens l’hiver dernier, «Ciboulette» avec Simone Berriau, «La guerre des valses» que j’ai tourné à Berlin avec Fernand Gravey, «Champignol malgré lui», «Les deux canards», ce dernier film avec le délicieux comédien René Lefèvre.
-Vous allez nous combler cet hiver! Et vos projet?
-Tous les matins, je tourne «Histoire de rire». C’est une formule tout à fait nouvelle que je crée. Ça me plaît beaucoup. C’est une suite de petites scènes où je raconte des histoires… de rire.
Ainsi tenez, ce matin, j’étais un amant. Ça vous fait rire? Mais on est un amant à tout âge. Et puisque ça vous choque, je mettrai des cheveux, une perruque, quoi! Demain je serai un Israélite, après-demain un garçon boucher. Cela m’amuse énormément, alors j’espère que cela amusera aussi les spectateurs.
C’est un genre qui me plaît beaucoup, ça me permet de composer toutes sortes de personnages.
-Mais vous n’abandonnez pas le théâtre?
-Mais non.
-Lequel a votre préférence, du théâtre ou du cinéma?
-C’est tout à fait différent, au théâtre on peut rectifier son jeu, suivant les jours et les réactions du public. Car il n’est pas toujours le même, le public. Au cinéma, c’est définitif. En compensation, j’ai la satisfaction de m’amuser avec moi-même. C’est bien mon tour…
L’Almanach «Ciné Miroir» de 1933:
La gaîté de Dranem.
Je défie qui que ce soit de ne pas rire lorsque Dranem fait son entrée sur une scène de théâtre, de music-hall, ou apparaît sur l’écran. Pendant des années, il a égayé le café-concert en chantant des chansons sans queue ni tête. Son secret était d’être le premier de tous à s’amuser, le premier aussi à trouver ses chansons idiotes. Jamais Dranem ne se prend au sérieux: lorsqu’il est devant nous, avec son chapeau trop petit et son veston trop serré, il nous lance des coups d’oeil complices qui se moquent de lui-même. Si la chanson se prolonge, il l’interrompt brusquement et s’en va en déclarant:
– Je ne peux pas la continuer, elle est vraiment trop bête…
Dans un genre très particulier, il atteint à une force comique, à un don caricatural rarement égalés…
Ce n’était pas facile pour Dranem d’aborder le cinéma parlant et chantant et de réussir du premier coup à nous faire rire comme au café-concert. Il a pourtant accompli ce tour de force, et nous n’avons pas oublié l’extravagant clerc de notaire provincial d’«Il est charmant», ce personnage d’opérette, que Dranem a campé avec une fantaisie et un entrain extraordinaires. C’était Dranem sans être lui. Au lieu d’avoir, comme à la scène, le principal rôle du film, il créait une silhouette comique qui apparaissait et disparaissait, cédant parfois l’écran à Garat et Meg Lemonier, revenant ensuite à la charge au moment où les jeunes premiers s’attendrissaient pour transformer une scène sentimentale en farce… Et quel joie de voir la figure de Dranem agrandie sur l’écran, de faire la connaissance de ce visage goguenard et spirituel, de ce regard vif, plein d’ironie…
Après son premier succès, voilà Dranem conquis à l’art du cinéma parlant. On l’engage pour tourner «Miche». Et là, que d’aventures drôles!
Un jour, il jouait une scène où on le voyait en train de s’habiller. Tous à coup, la «script girl» (celle qui, comme on le sait, note les costumes et les accessoires des acteurs pour qu’ils soient toujours semblables), s’exclama, horrifiée:
– Monsieur Dranem! Votre gilet de flanelle!
– Eh bien!… quoi… mon gilet de flanelle?
– Ce n’est pas le même qu’hier!
– Naturellement, ce n’est pas le même qu’hier, réplique Dranem, avec cet accent gouailleur que vous lui connaissez, je change tous les jours de gilet de flanelle, mon enfant!
– Quel malheur! répliqua la «scipt girl», votre gilet d’hier avait deux boutons… Celui d’aujourd’hui en a trois!
Alors, Dranem se campa devant elle, exprimant la plus vive admiration:
– Quel cerveau! Toi, ma petite, si jamais tu quitte le cinéma, je t’engagerai comme gouvernante!
– Dans «Il est charmant», mon rôle n’avait comporté que des épisodes «charmant»… me dit-il, évoquant le souvenir de ses débuts cinématographiques. Avec «Miche», vous n’imaginez pas toutes les choses inattendues qui m’arrivèrent. Primo, mettre une grande barbe de notaire et réussir à rire et à parler sans la faire se décoller tout le temps. Très difficile, cela! Secundo, m’habiller en grand sportif, avec des culottes de joueur de golf, des chandails de patineur, des souliers de ski, des bonnets d’alpinistes, des gants de chauffeur. Je ne comprends pas qu’il y ait des gens qui mettent tout cela sur eux pour leur plaisir. Tertio, me rendre ridicule aux sport d’hiver, tomber sur une neige vraiment froide, me faire bousculer par un vrai cheval, admettre que mes charmants camarades Suzy Vernon et Robert Burnier se moquent de moi ouvertement, et devant l’objectif des caméras, encore… Enfin!… Heureusement que me restait la sympathie fidèle de Marguerite Moreno, ma partenaire dans le film…
– alors, le cinéma vous a fait subir des émotions violentes, monsieur Dranem…
– J’adore ça… J’adore ça! S’écrie le grand comique avec un enthousiasme excessif et cocasse. A présent, quand je ne tourne pas, je ne sais plus quoi faire de mes journées, lorsque je ne répète pas une opérette.
Le studio est une merveilleuse invention, vous partez le matin, vous rentrez le soir après avoir travaillé gentiment toute la journée comme un employé bien sage et, au bout de la semaine, vous touchez un chèque, ayant bien gagné votre dimanche de repos. Pour peu que le soir je joue au théâtre, je n’ai vraiment plus besoin de chercher de distractions inédites. Adieu, les passe-temps futiles, les siestes, les cocktails bus avec des amis, les heures de paresse… au travail, et en avant pour la journée de dix-sept heures! C’est un assez joli record par temps de chômage, dites…
Dranem a fait tout ce discours avec une emphase qui m’a fait rire aux larmes. Brusquement, il éclate de rire lui-même et se met, sans transition, à parler d’autre chose: de sa charmante femme, Suzette O’Nil, qui fait aussi avec tant de talent du théâtre et du cinéma. De ses collections de livres et d’autographes, auxquelles il tient par-dessus tout…
– Il y a des mois que je ne m’en suis pas occupé, que je n’ai pas fait de nouveaux achats, mais je vais m’y remettre. Êtes-vous bibliophile? Non?… Vous n’y connaissez rien? Mais mon ami, c’est un scandale, je ne sais même pas comment vous osez vous présenter devant mes yeux. Je me demande si c’est bien la peine que je vous montre mes autographes d’actrices jadis célèbres, mes éditions rares de livres sur le théâtre… d’abord, il est très tard, c’est l’heure, pour moi, d’aller à la piscine faire mon entraînement de champion de nage…
En disant «champion de nage», Dranem a cligné de l’oeil pour me faire comprendre qu’il exagérait un peu et que le crawl avait encore quelques secrets pour lui… Oh! Modestie… je sais bien, moi, avec quelle ferveur Dranem pratique les sports, quelle ardeur est la sienne lorsqu’il s’agit de faire un plongeon à la piscine, une partie de golf ou un match de tennis. Et il y a encore une chose que Dranem ne dit pas, c’est qu’il est le fondateur du Club de la Réserve de Saint-Cloud, où se retrouvent depuis des mois les plus élégants tennismen. C’est dans la résidence qu’il possède à saint-cloud que sont établis les quatre *courts» de tennis où se retrouvent les nombreux amis de Dranem et Suzette O’Nil.
1933. le 8 novembre dans «Paris Soir», un article signé Claude Dhérelle:
Avec Dranem, chez les vieux caf’ conc’
Deux pensionnaires de Riz-Orangis vont se marier et leurs noces seront célébrées de Ris, où s’aimèrent Louis XV et Mme de Pompadour.
– Je l’adore, monsieur, je l’adore!… C’est un grand artiste et un si brave coeur…
Toute menue, le visage poudre-rizé, Laure Damoye me parle de Dranem qui, à quelques pas de moi, bavarde avec Julien Dufort, le mari de l’ancienne vedette.
Un Dranem à la ville, le chapeau enfoncé sur le front, le raglan jeté sur les épaules, avec ces yeux malins et ce nez busqué aux ailes qui semblent rire elles-mêmes, un Dranem qui me crie:
– Ne fais pas la cour à ma vieille amie Laure… Viens voir, plutôt… Tiens!… Voici une affiche du «Concert Parisien» où nous sommes tous les trois: Laure Damoye, J. Dufort et Dranem… C’était en dix-huit cent…
Un temps.
– Dix-huit cent… combien?
– Eh! Zut!… crie Dranem, si on te demande, tu dira que tu n’en sais rien…
Nous sommes au château de Ris, construit sous le règne de Louis XII.
Restauré par Louis XIV, il a, avec ses trente fenêtres de façade, son parc de 12 hectares, son bois, son lac, ses pelouses, une fière allure, ce château qu’habitent les vieux artistes lyriques.
– Et dire, me confie Dranem qui me fait visiter la fondation, et dire que sur ces pelouses, des fêtes somptueuses furent données à Louis XV et à la Pompadour…
Il s’arrête, dans l’herbe mouillée qu’un petit soleil d’automne enjolive de pointes de diamant.
Sans doute imagine-t-il les seigneurs aux jabots de dentelle sur habit puce, et les grandes dames en crinolines aux tons tendres, sous leurs perruques poudrées, qui font des grâces devant le Roi et la favorite.
Dranem toréador
Mais il conclut:
– Maintenant, ce sont des vaches qui les fréquentent.
Il a raison: trois vaches nous contemplent de leurs yeux mornes, en ruminant, L’une d’elles, même, nous poursuit jusqu’à la limite de l’aire que lui fixe la chaîne qui l’attache, et Dranem, hors de portée, constate:
– J’aurais fait un fâcheux toréador.
Seuls avec leurs souvenirs
Comme nous arrivions, les pensionnaires achevaient de déjeuner.
– Dranem!… Monsieur Dranem!…
Des mains qui se tendent, des sourires qui s’ouvrent sur des bouches aux dents trop alignées et trop blanches, de vieux visages ridés qui s’offrent pour un baiser.
Et lui serre les mains où les veines saillent, embrasse les vieux visages avec cet air bourru qu’il affecte lorsque l’émotion le gagne.
– Bonjour toi… Comment vas-tu ma vieille?… Ton asthme?… Et toi, tes yeux?…
– Je vais devenir aveugle
– Mais non.
– Le docteur ne me l’a pas caché.
– Les toubibs n’y connaissent rien!
La salle à manger?… Une grande pièce, où les petites tables s’alignent, et dont les murs sont peint en vert tendre.
Tout, d’ailleurs, est clair, gai, méticuleusement propre: le salon, la bibliothèque, le hall, la salle des jeux dont le centre est occupé par un grand billard, la galerie vitrée, les escaliers aux rampes de fer forgé, les couloirs, aux étages, qui desservent les chambres, la cuisine…
– Tu comprends, m’explique Dranem, ce n’est pas un hospice: c’est une maison de retraite! Ce qu’il fallait, avant tout, c’est que ça n’ait pas l’air d’un hôpital, mais d’une résidence riante.
– Mais que font-ils, ici, tes pensionnaires.
– Ce qu’il veulent: ils sont libres de lire, de jouer, de s’enfermer chez eux, de se promener dans le parc, de bricoler, ou même de sortir dans le pays.
400.000 francs par an
-Mais tout ceci, Dranem, doit coûter très cher?
– Quatre cent mille francs par an! Oui mon vieux!… Et il faut les trouver.
– L’oeuvre est reconnue d’utilité publique, l’État…
– L’État nous donne trois haricots et exige des impôts.
– Mais alors?
– Eh!… on se débrouille. Il y a les copains qui se dévouent: Blon-Dhin, Delly’s, Amelet, Carlus, Marius U, Bréval, Enard, tant d’autres… Il y a le sabot de Noël que Blon-Dhin inventa, il y a la fête des Caf’ Conc’ annuelle que j’ai lancée… Il y a les dons: ils se font rares… Avec tout ça, on fait le principal.
– Et pour le reste?
– Bah! Ça s’arrange toujours.
De l’endroit du parc où nous passons, la vue embrasse tout le château, que le crépuscule teinte d’or rouge, le lac où les arbres rouillés se mirent et, au loin, les coteaux de la vallée de la Seine que le soir voile d’un brouillard transparent.
– Combien y a-t-il de retraités?
– Trente-huit… Beaucoup plus de femmes que d’hommes… Ça vit vieux les femmes, tu sais.
– Et qui administre la maison?
– Junka.
– Junka: le chanteur à moustaches?
– Oui… tu te souviens?… «Ecoutez l’âme des vi-o-lons… Chanson d’amour, chanson légère…» Ah! C’était le bon temps de la chanson, ça!…
Un roman
– Viens voir les chambres, avant qu’il fasse nuit…
Le long couloir sur lequel donnent les portes des appartements, toutes marquées aux noms de leur donateur.
– On peut entrer?
– Mais oui, crie une petite voix.
– Voilà Aurélie, tiens… Elle est là depuis 1911… Ça fait vingt-deux ans.
Dranem hume l’air:
– Encore en train de fumer, hein? Tu ne t’en guériras donc jamais?…
Aurélie tressaute dans un petit rire cassé:
– Tu crois pas qu’il est trop tard pour changer?
– Bonjour Vaurois… Bonjours Saunières… Tiens, voilà une chambre de ménage… Est-ce gentil, dis?
Les murs sont tapissés de photos encadrées qu’ornent des paraphes célèbres sous des dédicaces amicales. Un «coucou» qui égrène le temps avec son tic-tac insensible. Des livres, de menus souvenirs. Les deux lits jumeaux… Le calme.
Toujours jeunes
Cette chambre-ci e été meublée par l’occupante avec les restes de sa splendeur. Un lit et une armoire Louis XVI, cannés et laqués blancs, des tableaux qui, tous, représentent une adorable jeune femme brune.
Dans quel petit hôtel ou dans quel appartement de la plaine Monceau n’ont-ils pas été installés, ces meubles et ces portraits, avant d’échouer à Ris-Orangis?
Et cette jeune femme qui sourit, sur les murs, n’est-ce point cette importante dame qui nous fait les honneurs de son logis?
– Monsieur Dranem… On vous a appris la nouvelle?
– Quelle nouvelle?
– Je me marie.
Dranem n’a pas sourcillé. A peine les yeux sont-ils devenus plus petits, un instant.
– Sans blague? Et qui, Hélène de Verneuil épouse-t-elle?
– Mon camarade Blanchard.
– Un autre pensionnaire? ai-je questionné.
– Oui, un pensionnaire…
Puis s’adressant à la future mariée:
– Toujours jeune, alors?
La dame imposante minaude:
– Oh! Monsieur Dranem… C’est pas pour ça… A nos âges…
– Eh! Bien, bravo! Je vous félicite.
– Oh! Tant mieux!… J’avais si peur que ça vous déplaise.
Et Dranem, dehors, me glisse dans l’oreille:
– Que ça me déplaise?… A moi?… Au contraire… Je vais les coller tous les deux ensemble… Ça me fera une chambre libre pour faire rentrer quelqu’un…
A des fin publicitaire, le laboratoire Cortial édite en 1934, un petit livre contenant des interviews de célébrités comme Margueritte Moreno, Margueritte Deval, Saint-Granier etc…:
La Puberté par Dranem.
Évidement, parler de la Puberté est pour moi un plaisir – un plaisir rétrospectif.
Par la voie la plus naturelle du monde, le Souvenir (avec une grosse S), me voici retournant à l’époque de l’enfance, ou presque.
Comme le disait mon professeur de zoologie, la puberté est un mal pour un bien, ou plutôt un bien pour un mâle.
Moi, ça m’a pris à quinze ans, dans le métro. On était tassés, pressés, étouffés. J’étais debout, comprimé contre une petite blonde. A la quatrième station – la Bourse – j’avais ma première crise de puberté – de puberté de la presse – si j’ose dire.
Puberté, puberté chérie, tu me donnas des boutons. Ma mère m’emmena chez le pharmacien qui me dit: A tout prix, il faut vous déboutonner. Et il me donna un dépuratif. Les boutons disparurent, mais j’eus des langueurs, des nausées et comme un poids sur l’estomac, plusieurs poids même. C’est d’ailleurs à cette époque que j’ai chanté la fleur des poids.
J’étais gauche, timide, je rougissais comme un rosier – rouge bien entendu – et je baissais les yeux chaque fois que je rencontrais une de mes petites camarades de l’Eldorado, qui avait un nom anglais: Mistinguett.
Elle était comme moi, elle en était à sa première crise de puberté. Seulement, elle, ça lui faisait lever la jambe. Mais oui, c’est comme ça, la puberté fait baisser chez les uns, et lever chez les autres.
Bref, ça c’est très bien passé. Nous avons tous les deux surmonté la crise.
Chacun de notre côté, bien sûr.
Depuis, elle lève toujours la jambe, moi, je baisse toujours les yeux, mais je n’ai plus de crise de puberté. Elle non plus, j’imagine.
Et c’est dommage. Je le regrette chaque fois que je prends le métro. Je cède ma place, par galanterie d’abord, et surtout dans l’espoir de déclencher une nouvelle crise. Hélas… Mais pas de récriminations. Et bien qu’ayant dit adieu à toute espérance, je continuerai à prendre le métro. A mon âge, ça vaut encore mieux que la petite voiture.
1934. Dranem va avoir soixante-cinq ans. Il fait de la radio, du cinéma, s’occupe de Ris-Orangis, et trouve le temps de remonter sur scène pour la création d’une nouvelle opérette d’ Henri Duvernois et André Barde, sur une musique de Raoul Moretti: «Les sœurs Hortensia». Cela vas se passer au «Théâtre des Nouveautés».
1934. le 20 avril, Roger Crosti écrit dans «La Rampe»:
Ne nous demandons pas si le roman d’Henri Duvernois ne perd rien de son atmosphère si finement humaine en devenant une opérette avec couplets. Ne nous demandons pas davantage si la musique de M. Moretti procède d’une veine inspirée et génial du spectacle qui, à quelques longueurs près, que corrigeront sans doute les représentations suivantes, est entraînant, impérieux, avec, comme propulseur central, l’extraordinaire Dranem, qui fait du rôle de Marmoud, père d’Adeline, une de ses créations les plus saisissantes de drôlerie et de vérité…………
……….Demain, gageons-le, tout Paris chantera à la suite de Dranem: «On aura tout vu».
1934. Le 29 septembre dans «Comoedia»,un article signé J. Delini:
1894 – 1934
Les quarante ans de théâtre de Dranem
Depuis quarante ans Dranem sème la joie autour de lui. Dranem, c’est le rire de Paris, c’est la blague de Gavroche, c’est l’esprit populaire des périphéries, c’est la finesse flegmatique des Champs-Elysées. Tous les publics aiment Dranem, il a reçu en naissant le don de dérider.
Dranem c’est la fantaisie dans toute l’acceptation du mot. Sa verve comique est inépuisable, et quarante années de planches ne l’ont pas altérée.
Lycéen nous avons suivi toutes ses créations à l’Eldorado. Lorsque notre livret scolaire était bourré de bonnes notes, notre récompense consistait en une soirée à la Comédie-Française ou une matinée à l’Eldo. Notre génération a été initié au théâtre entre Mounet-Sully et Dranem.
Nous passions notre baccalauréat que Dranem avait déjà chanté «les Petits Pois». Il avait conquis ses premiers galons de chanteur comique, il luttait pour affirmer son nom, la période des grandes déboire était passée.
Apprenti magasinier et chanteur.
Figurons-nous un apprenti bijoutier dans une boutique du quartier Saint-Merri. Ce futur artisan fredonne un air populaire: «N’effeuillez pas la marguerite».
– Quel est l’auteur de ce refrain? Lui demande un camarade. L’ouvrier roule de gros yeux et simplement lui répond: «Ma grand mère» – Dranem, l’apprenti bijoutier, a bien sucé au berceau le lait de la chansonnette.
L’artisan Ménard – puisqu’il faut l’appeler par son nom de famille – est hanté par le démon du théâtre.
Il fait partie d’une petite compagnie d’artistes amateurs, «la Société de la Verrerie». Sa bonne mine, son entrain naturel, son visage jovial, le classent parmi les premiers sujets de la troupe et le 7 septembre 1890, au café de la mairie, rue de Bretagne, M. Armand Ménard joue le rôle de Landremol dans «La Consigne est de ronfler». L’essai est très satisfaisant.
Le lendemain Ménard arrive au magasin: «Comme vous avez bonne mine mon garçon!» lui déclare le patron. Parbleu! Le futur Dranem n’avait pas pu enlever son maquillage qui lui rougissait les joues.
Au printemps de 1893, les habitués d’un petit restaurant de la rue Greneta s’amusent des réparties et des boutades lancées par un joyeux voisin. «Qui est-ce?» demandent les nouveaux venus, et le patron du restaurant leur répond: «C’est Ménard, le magasinier de chez Duclos, le fabricant en bretelles». Le métier il le subit, mais il ne l’aime pas.
Le 1er février 1894, après une longue nuit de réflexion, le magasinier fait un coup de tête, Ménard quitte la bretelle pour le théâtre. Tant pis, il a confiance, rien ne le fera revenir sur sa décision.
Du concert des Beaux-Arts à l’Eldorado
Vingt-cinq jours plus tard, le transfuge du commerce prend part à un concert à Cormeille-en-Parisis.
Dranem – c’est dorénavant son nom de guerre – va toucher son premier cachet d’artiste. Celui-ci est de vingt francs pour cette unique représentation sur lequel le patron retient 10%. Dranem est très fier des dix-huit francs qu’il rapporte à Paris au fond de sa poche.
Il y a 40 ans. On ne parle pas de crise, pourtant la vie est dure. Combien d’artistes se réunissent au café de la Chartreuse (24, Bd St-Denis), l’ancêtre du café du Globe, pour y chercher un engagement. Dranem est en quête d’un contrat. Le 31 mars 1895, il fait partie de la troupe du Concert des Beaux-Arts, installé au Champ-de-Mars. Il tient l’emploi des chanteurs comiques, genre Polin, et il touche 210 francs par mois.
Dranem est dans la bonne voie. Il va la suivre doucement mais sûrement. Le 8 juin 1894 Dranem entre au concert de l’Epoque. Il chante un refrain: «Vive le Régiment», et un critique de l’époque écrit: «Nous conseillons à cet artiste de travailler, c’est ainsi qu’il arrivera à être quelqu’un».
En août 1895 il débute au concert Parisien. Dans le tour de chant il a le numéro 2 et il passe entre un dénommé Feste et Mayol, son camarade de loge, qui a le numéro 3. Pendant les quatre années de Concert Parisien, Dranem chantera pendant deux saisons au Divan Japonais. C’est là que Fransisque Sarcey l’entend dans «la Revue nouveau jeu» et écrit de lui: «Il faut avant tout remarquer un artiste nommé Dranem qui a bien du naturel et de la fantaisie».
Ses vingt ans à l’Eldorado.
Le 2 septembre 1899 est une date pour Dranem. Ce jour-là, une heure heureuse sonne pour lui: il entre à l’Eldorado. Pendant vingt ans il sera le pensionnaire de cette scène. Tout Paris se rendra boulevard de Strasbourg pour l’applaudir. Il aura son public, c’est là que son petit chapeau, son veston marron et son pantalon à carreaux deviendront légendaires.
C’est à l’Eldorado qu’il lance ses refrains célèbres: «Le fils du gnaff», «Bonsoir M’ssieurs Dames», «Tu sens la menthe», et «Les P’tits Pois». Il joue maintes
piéces et de nombreuses revues. Il est tour à tour le Calchas des «Filles de la Belle Hélène», Mettèrnich du «Petit Aiglon» (en 1900) et la fameuse Casque d’Or.
Il a pour partenaires au cours de son séjour: Mlles Mistinguett, Henriette Leblond, Gaudet, Stelly, Elise Puget, Mary Helt et MM. Clovis, Reschal, Louis Maurel, Lejal, Bach et au lendemain de l’armistice Pauley.
Dranem est si populaire dans le quartier de la Porte-Saint-Martin, que de joyeux humoristes descendants d’Alphonse Allais ne craignent pas de lancer sa candidature fantaisiste au poste de député du 10e arrondissement. La chronique parisienne s’empare de cette amusante nouvelle et les revuistes écrivent d’amusante scènes.
Pendant ses séjours à l’Eldorado, Dranem chante l’été aux Ambassadeurs, et à l’Alcazar D’Été. Dans ces établissements, il retrouve les succès des Paulus et des Thérésa.
Le 23 octobre 1919, Dranem donne sa dernière représentation à l’Eldorado. Ce n’est pas sans un serrement de coeur qu’il quitte la scène où il s’est illustré. Le jour ou Dranem quitte l’Eldorado, la chansonnette perd un de ses plus grands représentants, et la Fantaisie prend le deuil boulevard de Strasbourg.
Dranem dans le classique et l’Opérette.
Dranem fait rire. Son comique passe tout de suite la rampe, mais Dranem est aussi un comédien au jeu plein de subtilité et de finesse.
En jouant du classique, il va le prouver. En décembre 1910, une première fois, André Antoine, directeur de l’Odéon, lui fait jouer «Le Médecin malgré lui», de Molière, et le 6 février 1930 René Rocher renouvelle cet exploit au théâtre Antoine. Dranem est un médecin de Molière d’une extrême gaîté et d’un comique mesuré et irrésistible.
Dans l’opérette, Dranem développe ses qualités de comédien fantaisiste. La chansonnette lui a livré tous ses secrets, il sait merveilleusement détailler le couplet. De la lignée des grands artistes, à l’apogée de sa carrière, Dranem va se renouveler et va nous étonner.
Son premier essai dans l’opérette avec «Mam’zelle Nitouche», au Trianon-Lyrique est un coup de maître qui lui ouvre les portes des Bouffes-Parisiens; c’est «Troublez-moi», «Là-Haut», «P.L.-M.», «Trois jeunes filles nues», autant de pièces et autant de succès.
Le créateur des «Petits Pois» est devenu grand premier comique d’opérette. Hier, «Les Soeurs Hortensias» lui ont donné une nouvelle occasion de le prouver.
Dranem au bon coeur.
Dranem est bon… il pense aux autres. Il s’est penché sur le coeur de ses camarades malheureux, et en excellent mutualiste, il a voulu leur assurer une confortable retraite pour leurs vieux jours. Il a attaché son nom à la maison de retraites de Ris-Organgis, inaugurée le 7 juin 1911 par le président Fallières.
Son dévouement pour les autres lui a fait attribuer, en 1912, la médaille d’or de la Mutualité, et, en 1923, le ruban rouge.
Dranem est un simple, qui vit en famille avec sa charmante femme, Suzette O’Nil. Après 40 ans de théâtre, il lutte vaillamment sur la brèche théâtrale et le jour très lointain où sonnera l’heure de la retraite, restant comique, il a préparé le papillon qui recouvrera son nom sur l’affiche. Avec philosophie,
Dranem a rédigé la petite pancarte: «Ne joue pas ce soir».
1935. le 19 novembre dans «Le Progrès»:
Dranem parrain
Une petite camarade de music-hall, qui venait d’avoir une fillette demanda à Dranem d’être le parrain du bébé.
L’excellent comique accepta, sans songer qu’il aurait, le jour du baptême, à réciter les prières traditionnelles.
Le moment venu il resta court, Alors, se tournant vers le Suisse qui, en grand uniforme, considérait la scène:
– Souffle-moi mon Pater!
Et, pour une fois, il prit tout au souffleur.
– Jamais je n’en ai eu un aussi chamarré, disait-il en sortant de l’église.
Le journaliste du progrès n’avais sans doute pas été informé que 3 semaines plus tôt, une date allais clore la carrière de l’Empereur des comiques.
1935. Le 13 octobre Dranem meurt dans la clinique de l’Alma, Paris 7éme.
1936. le 13 mai dans «Le Journal»:
Un Buste de Dranem a Riz-Orangis
M. Huisman a inauguré hier la stèle qui perpétuera le souvenir du grand comique dans la maison qu’il fonda.
On a inauguré, hier, le monument qui, dans le parc de la maison de retraite de Riz-Orangis, marquera la tombe que Dranem s’était choisie. Tous les admirateurs du grand artiste étaient là, et M. Huisman, après d’autres orateurs également émus, retraça et exalta la vie du disparu.
1944. Paul Derval publie ses: «Mémoires du Directeur des Folies-Bergère», il nous y parle de la fin de Dranem:
Je n’oublierai jamais ma dernière entrevue avec Dranem. Dranem et son petit chapeau, Dranem qui avait tant fait rire les foules et qui faisait alors pleurer tous ses amis car il était malade, très malade, d’une maladie qui ne pardonne pas.
Sur son lit de clinique, Dranem ne faisait guère d’illusions. Des amis cherchaient à lui remonter le moral, à embellir une agonie inévitable. Rien n’y faisait.
J’eus une idée. Je pris ma voiture et arrivai a son chevet. Je le trouvais abattu et il me remercia mollement d’être venu prendre de ses nouvelles.
– Trêve de politesse, coupai-je. Mon vieux, je suis pressé. Parlons affaires.
– Comment «affaires»?
– Accepteriez-vous d’être la vedette de la prochaine revue des Folies-Bergère?
La pauvre figure de Dranem s’illumina un instant, mais l’éclat de ses yeux s’éteignit presque aussitôt et il murmura tristement:
– Mais, Derval, je suis gravement malade et je ne pense pas guérir.
Bouleversé, j’essayai de prendre une voix sèche pour protester:
– Non, Dranem, pas de jérémiade avec moi! Je ne suis pas fou et j’ai déjà vu un médecin. Il m’a formellement promis que vous serez sur pied à temps pour ma revue. Alors, oui ou non, accepterez-vous et, surtout, quelles seraient vos conditions?
Encore incrédule, il hasarda un chiffre.
Hélas, je savais bien que je n’aurais jamais à tenir ce contrat, mais pour plus de vraisemblance, je bondis et menaçai de repartir illico.
– Dranem, vous ne serez jamais raisonnable.
Tout à fait persuadé, dès lors, il se mit à discuter.
Finalement, nous tombâmes d’accord sur un chiffre et je lui dis:
– Bien! Signons.
Si vous aviez vu son pauvre visage changer! Il était déjà tout à la revue. Quand je l’ai quitté, je me suis mis à pleurer dans le couloir, Il mourut quelque temps après, ce pieux mensonge avait embelli les dernières heures de sa vie.
A la mort de l’artiste, presque tout les journaux lui consacre un article nécrologique
Jean Gandres-Rety écrit dans «Le Monde illustré» du 19 octobre 1935:
On se résigne malaisément à la disparition d’un artiste qu’on a aimé ou admiré. Il y a, entre le mouvement de la création continue de la scène et de toute image de mort, d’anéantissement, une antithèse qui impose à l’esprit la hantise d’un contraste particulièrement douloureux entre les mille souvenirs, débordants de vie intense, de l’acteur et la réalité soudaine de son immobilité, de son silence définitifs. Cette notion d’une espèce d’anomalie angoissante est davantage accentuée quand c’est un grand Comique qui s’en va.
«Je n’avais pas la bretelle dans l’oeil», disait plaisamment Dranem en évoquant le stage infructueux qu’il avait accompli étant jeune, dans une célèbre maison faisant commerce de ces ustensiles vestimentaires. Il avait autre chose que la bretelle: il avait ce don inné, incomparable, un peu mystérieux, de faire jaillir, de la petite lueur clignotante du regard, du froncement du nez, du rictus de la bouche, d’un mouvement, d’un geste, l’étincelle qui allumait l’explosion du rire secouant les foules. Le génie comique ne s’acquiert pas. Il est l’expression d’une force de la nature que son savoir, son travail et aussi sa chance lui permirent d’extérioriser avec un plein bonheur au cours d’une carrière variée vers quoi ne semblaient pas l’orienter ses débuts dans la vie.
………
Les obligations de sa carrière abondamment remplie n’absorbaient pas toute son activité.
La bibliophilie était un de ses grands plaisirs. Il avait réuni, dans sa demeure de la plaine Monceau, une fort belle collection de volume rares. Il avait l’âme d’un collectionneur. Il conservait tous les programmes et extraits de presse où son nom était cité et il en avait fait, sous reliure, un florilège auquel il avait donné ce titre «Ma carrière de comique en peau de chagrin».
Trait de philosophie, d’humour ou de mélancolie: il avait fait imprimer depuis longtemps un papillon bordé de noir qui figurait dans ce recueil et portait ces mots stoïciens: «Ne joue pas ce soir».
Dranem qui avait 66 ans, étant né le 23 mai 1869, savait aimer la vie non seulement pour lui-même mais aussi pour les autres. Il était remarié avec la gentille danseuse Suzette O’Nil. Souvent on le voyait traverser le parc Monceau, humant le beau temps et légèrement rêveur, parfois accompagné de son grand fils.
La démangeaison des écrivains l’avait atteint comme d’autres artistes. Il avait composé, d’une plume alerte. Des sketches et un roman intitulé «Une riche nature». Mais l’oeuvre de sa vie dont il était le plus fier et le plus heureux, c’était cette «Maison de Retraite» de Ris-Orangis qu’il avait fondé en 1911 et dans laquelle grâce à lui les vieux artistes du Café Concert auquels la chance n’avait pas souri pouvaient venir chercher un refuge presque familial et la compensation d’une sécurité tardivement trouvée.
Dranem avait été fait Chevalier de la Légion d’Honneur en 1923 et promu Officier au mois de juillet 1935. Cette rosette lui procura une de ses dernières satisfactions. Mais s’il eût souhaité une récompense quelconque pour tout le bien que son coeur généreux lui avait suggéré de faire, cette récompense il l’eût imaginée peut-être – lui dont l’existence s’était passée à faire rire les autres – sous forme de ces larmes de reconnaissance et de regret poignant que la nouvelle de sa mort a fait verser à ses chers vieillards de Ris-Orangis.
Les anecdotes sur Dranem fourmillent: Dranem se donnant le malicieux plaisir d’applaudir – à son tour! – le président Fallières à l’inauguration de la Maison de Ris-Orangis, Dranem mourant de trac au moment de paraître sur la scène de l’Opéra-Comique et se demandant s’il va faire son entrée ou se sauver en taxi, etc.
Je n’en veux retenir qu’une qu’il racontait lui-même avec ce sens du comique communicatif. Le mondain Arthur Meyer donnait une brillante soirée et avait prié Dranem de venir chanter devant un parterre d’élite. L’auditoire était assez collet monté et Arthur Meyer avait cru devoir dire à Dranem avant qu’il commençât son numéro: «Surtout soyez «salon», très «salon»…
Dranem, agacé ou farceur, avait feint de mal entendre la terminaison de ce mot et avait sorti son répertoire le plus salé dont plus d’une noble dame avait rougi en riant sous cape.
«Vous êtes content, avait-il dit à Arthur Meyer après avoir chanté: j’ai suivi vos instructions: je leur en ai chanté de toutes les couleurs!»
Arthur Meyer, qui entendait la plaisanterie, n’avait pas osé protester.
En 1966, Jacques-Charles, un homme de Music-Hall – le Casino de Paris – et un auteur, aujourd’hui bien oublié nous livre ses souvenirs de l’artiste dans son livre de 1966: «le Caf’ Conc’»:
Du jour au lendemain, les «snobs» revinrent à l’Eldo, entraînant les autres catégories de spectateurs. Il redevenait chic d’aller à l’Eldo applaudir ce nouveau comique, sur qui la presse ne tarissait pas d’éloges. Il y avait indéniablement en Dranem une force comique irrésistible. …………..
Tel quel, il entraînait les foules. On accourait, à l’Eldo pour lui, rien que pour lui – le reste de la troupe ne servait que de hors-d’oeuvre! On attendait le plat de résistance Dranem, on en redemandait encore… encore… C’était une boulimie d’idioties… Et cela a duré plus de vingt ans!
Dranem avait cependant du talent, beaucoup de talent, il l’a prouvé quand, abandonnant enfin son tour de chant, il joua des opérette comme «Là-Haut», et parut dans des films comme «Soir de Réveillon».
Un hasard – un hasard dont je me félicite – fit que Dranem joua ma première petite pièce à l’Eldorado, en 1900, jusqu’à sa mort, nous sommes restés de grand amis, J’ai connu toutes ses femmes, car il en eut plusieurs, et j’étais un des douze convives du déjeuner qu’il avait donné lorsqu’il épousa Mme de Ruiz-Miarès, dite Fifi. Par un hasard – malheureux celui-là – j’ai été l’involontaire artisan de son divorce avec cette même Fifi. Me trouvant dans le midi, au Trayas, où j’avais une maison, j’étais le voisin de Mouézy-Eon, l’auteur du célèbre vaudeville «Tir au Flan», et du compositeur Maurice Yvain, avec qui je travaillais chaque jour pour le Casino de Paris.
Un jour, Mouézy-Eon m’emmena déjeuner au Cap d’Antibes, chez Dranem et Fifi. Après le déjeuner, Dranem m’ayant demandé de lui faire connaître Maurice Yvain, je l’invitai, avec sa femme, à venir déjeuner au Trayas pour rencontrer mon compositeur.
Ce fut le coup de foudre de Dranem pour Yvain, et d’Yvain pour Fifi! Si bien qu’ils partirent à cinq heures tous les trois dans la voitures de Dranem, pour prendre l’apéritif à Cannes… On ne revit jamais Maurice Yvain au Trayas, les Dranem le chambrèrent chez eux, à Antibes, où il écrivit pour «Poupoute» ( C’est ainsi que ses intimes appelaient notre comique ), le rôle de l’Ange Gardien de l’opérette «Là-Haut» qui fut, pour Dranem le début d’une nouvelle carrière triomphale. Naturellement, comme tout mari qu’on ne respecte pas, Poupoute ignorait tout des relations de sa femme et de son ami, si bien que le réveil fut brutal, terrible même, lorsque Fifi le quitta pour partir avec Maurice Yvain. Je crois que la perte de son ami fut plus cruelle pour Dranem que celle de sa femme, lâchage dont il se consola assez vite en épousant Suzette O’Neil ( sic.) qui fut la dernière Mme Dranem. C’est Suzette qui le soigna pendant la longue maladie qui devait l’emporter.
André Breton, ainsi que Raymond Queneau, furent deux grand admirateur de Dranem. Breton concluait même ses dîners surréaliste, d’écoute de disques, du comique aimé.
Pascal Servan, dans son livre de 1978: «Le Music-Hall Français», a une très jolie phrase sur notre chanteur favori: «Parmi les phares de la Belle Époque, Dranem est celui qui éclaira le plus loin.»
Dranem écrit tout une série de choses, donc voici une liste, qui n’est sans doute pas exhaustive.
PUBLICATION
-l’école des cambrioleurs. 1906 ( Pièce en un acte ) en collaboration avec Georges Montignac.
-L’homme d’équipe. ( Pièce en un acte ) en collaboration avec Georges Montignac.
-Le vieux répertoire. ( Pièce en un acte ) en collaboration avec L. Abric.
-Homonymie ( Pièce en un acte ) en collaboration avec L. Abric.
-Un sal’gosse. ( Pièce en un acte ) en collaboration avec J. Coquiot.
-L’essai. ( Pièce en un acte ) en collaboration avec J. Coquiot.
-Cendrillonneau. ( Pièce en un acte ) en collaboration avec P. Briollet.
-Les aventures d’Isidore le Bouif. 1907 Roman de longue alène.
-Une riche nature 1924 ( Roman )
RADIO ET CINEMA
Dranem, comme quelques autres grandes vedettes, ( Fernandel, Mistinguett, Maurice Chevalier…) sera lui aussi sollicité pour faire quelques publicité radiophonique, comme par exemple, quand il détourne «la jambe en bois» pour chanter les galeries Barbès.
FILMOGRAPHIE Compléte:
Films muets:
1901 Le salut de Dranem,
1901 Lahury réserviste,
1901 Rêve et réalité, de Zecca
1904 La bonne purge, de Zecca
1904 Le Mitron,
1904 Amateur de glace,
1905 Phonoscène n°157 Allumeur Marche, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°158 Le trou de mon quai, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°159 Valsons, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°160 V’la l’retameur, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°161 Les petits poids, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°162 L’enfant du cordonnier, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°163 Être légume, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°164 Le cucurbitacée, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°165 Le boléro cosmopolite, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°166 Bonsoir,M’sieurs,dames, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°167 Le vrais Jiu-Jitsu, d’Alice Guy
1905 Phonoscène n°168 Five O’Clock Tea, d’Alice Guy
1905 Un rêve de Dranem,
Dranem fait de l’élevage,
1910 Dranem fait ressemeler ses ribouis, de Leprince
1912 Dranem sténodactylo,
1912 Dranem vend la presse,
1912 Si j’avais cent sous,
1912 Un monsieur original,
1912 Nous sommes sabotés,
1912 Le tombeur galant, de Gambart
1912 Le séduisant barbier,
1912 L’orage,
les souliers de Dranem,
1912 Le ménage de Dranem, de Zecca
1913 Les mésaventures d’un gendre,
1913 Le médecin malgré lui,
1913 Comment Dranem reçois ses parents,
1913 Dranem et la pêcheuse de poisson
1916 Dranem amoureux de Cléopatre, de Roger Lion
1925 La clé de voute, de Lion
1928 J’ai l’noir ou le suicide de Dranem, de Max de Rieux
Films parlants:
1932 La poule, de René Guissart
1932 Ah! quelle gare!, de René Guissart
1932 Monsieur Albert, de Karl Anton
1932 Il est charmant, de Louis Mercanton
1932 Le Roi des palaces, de Camine Gallone
1932 Miche, de Jean de Marguenat
1933 Un soir de réveillon, de Karl Anton
1933 Les deux canards, de Erich Schmidt
1933 Ciboulette, de Claude Autant-Lara
1933 La guerre de valses, de Ludwig Berger
1934 Le malade imaginaire, de Lucien Jaquelux
1934 Un bon numéro, (publicité Dunlop) d’Albert Dieudonné
1935 Monsieur Sans-Gêne, de Karl Anton
1935 La Mascotte, de Léon Mathot
DRANEM AUJOURD’HUI
Dranem survit grâce aux nombreux enregistrement qu’il fit tout au long de sa carrière. Lui qui avait commencé sur des scènes sans micro, avait vu arriver les première technique d’enregistrement. D’abord avec des cylindres puis avec ces galette en bakélite que l’on vas baptisé disque et qui vas standardiser la durée d’une chanson à deux minutes et demi. (Elle durait avant cela bien plus long, souvent un mélange de parlé et de chanté.)
Des 1901 Dranem vas enregistrer une partie de ses chansons. Chez Pathé d’abord, puis chez Edison, Dutreih, Eden, Supradisque, Homophone, Gramophone, Zon-o-phone…
En avril 1994 Gilbert Humbert inscrit au DEPOT LEGAL les «Bases d’une discographie générale de Dranem». Un travail considérable qui recense les divers enregistrements du chanteur, de l’époque du café-concert à celle des revues de Music-Hall, puis des Opérettes et Comédies Musicales.
Une publication – sous forme de brochure – en a été suivi en mai 1995 ( ISBN 2-9509004-2-9 )
J’y ai trouvé confirmation qu’il n’existait qu’un seul CD consacré exclusivement à Dranem, qui apparaît par contre sur de nombreuse compilations ou autres anthologie 1900.
Un CD «Chansophone», numéro 70.116-2 de 24 titres intitulé sobrement: Dranem, succès et raretés (1929-1935).
Aucun livre. Aucun film biopic, même télévisuelle, même amateur… Rien ne lui est consacré…
Il apparaît pourtant brièvement dans tous les livres consacré au Music-Hall, régulièrement cité au côté de Mayol et Polin.
De tout ces films, bien peu son sortit en DVD.
«Il est charmant» et «Un soir de réveillon» on été édité en 2013 par Lobster, dans la collection «Retour de flamme».
Le DVD d’«Un soir de réveillon» est doté d’un bonus savoureux. Un court-métrage de vingt minutes: «En v’là des histoires», une succession de sketchs, dont il nous a parlé en 1933 dans «Le Film Complet» sur «La Poule».
Deux phonoscènes d’Alice Guy – Gaumont- sont sur Youtube.
Il est amusant de noté que Berthomieu fera interprété à Bourvil, par trois fois un personnage appelé Ménard. Serais-ce un hommage? C’est fort probable.
EN GUISE D’ ÉPITAPHE
Une année avant sa mort, lorsqu’il participe au long film publicitaire «Un bon numéro» Il se fend d’un joli texte, pour la gazette Dunlop de mars 1934, Il me semble parfait pour conclure cette biographie de l’artiste, le voici :
Quand je me regarde dans une glace, j’éprouve une espèce de satisfaction. Mais non ! ce n’est pas du cabotinage, ce n’est pas tant de moi que je suis content, que de la vie.
Et ma femme aussi, Suzette O’Neil, ce qui fait que mutuellement nous sommes contents de nous.
On n’est pas des repus, des satisfaits, des égoïstes, des mufles, mais je pense à mes débuts et elle, aux siens. On se dit : «Tout de même!…» et, comme on n’est pas bavard, on ne se lance pas dans les considérations.
Oui, je pense a mes débuts, quand Armand Ménard, né natif de la rue de Château-Landon, ouvrier bijoutier, ne pouvait imaginer qu’il serait un jour Dranem et que les gosses lui demanderaient de signer des cartes postales.
Sucette, elle est de Ch’Nord, et, quand elle faisait ses devoirs sur le comptoir du bureau de tabac de ses vieux, sa première émotion, ce fut de voir le gars Chevalier lui acheter deux sous de cigarettes, un jour qu’il commençait à se faire connaître en faisant un tour de chant dans un «caf’conc’» du patelin.
Ce n’est pas mon petit chapeau et mes godasses qui m’on lancé, puisque j’ai débuté dans les troufions comme Polin et dans les paysans comme Sulbac, j’ai dégoté mon costume tout fait, un jour, dans une espèce de marché aux puces, le public de l’Eldorado l’a adopté, je l’ai gardé jusqu’au jour où je me suis mis à faire du théâtre, ça a commencé par des scènes de revue, avant d’être le «Sganarelle» du Médecin malgré lui à l’Odéon, comme si j’était sorti du Conservatoire, ou peut-être plutôt parce que je n’en était pas sorti. J’ai été aussi le «caissier» des Brigands à l’Opéra -Comique, j’ai même joué au Théâtre Français Les Précieuses Ridicules.
Vous voyez que j’ai fait pas mal de subventionnés. Mais c’est au Paradis que j’ai rencontré Suzette, dans Là-Haut, ce qui me fait croire que c’est pour l’éternité.
Et puis le cinéma parlant a été inventé et j’ai été supervisionné devant le micro. J’adore ça !
Si je vous disais ce que je pense et ce que j’attends du cinéma, vous me diriez que cela ne vous regarde pas. L’essentiel est que je ne vous embête pas dans le film que je vient de tourner avec Suzette O’Nil, avec Sergius, avec Carliès, avec de bons et de bonnes camarades, devant le sourire ironique de Robert Dieudonné, sous les ordres rigoureux de Max-Blot et sous l’objectif de Geo Blanc… avec un grand premier rôle dont c’était les débuts… mais chut…
Demain je vais tourner un autre film, je vais jouer une autre pièce, je ne veux pas mettre un point final à mes mémoires, j’ai le temps ! Il faut que je m’occupe de mes vieux, les camarades de Riz-Orangis à qui il faut garantir chaque année le logis et la croûte, et, par le temps qui court, ce n’est pas si facile que ça…
Et quand j’ai une petite minute de tranquillité, je satisfais ma manie, oui je suis bibliophile. Oui j’aime les beaux bouquins et je ne suis pas un bibliophile ordinaire puisque je les lis.
Suzette me prie de vous transmettre ses amitiés, j’y joins les miennes et j’ajoute «Bonsoir, m’sieurs, dames» pour que vous me fassiez une sortie.
Dranem
Sébastien Riond. Lausanne, 2017-2021
Référence:
Paris qui Chante. Revue hebdomadaire 1903-1939
La Chanson de Paris 1903 Revue
La Presse
La Rampe
Le Music-hall Illustré
Le Miroir
Le Gil Blas
Le Journal Amusant
*Dranem, Nos loisirs du 4 juin 1911
Mémoire de Mayol 1929
Gazette Dunlop, Mars 1934
«Petite Histoire des Cafés-Concerts Parisien» 1950 Romi
«Cent ans de musical»1956 Jacques-Charles
«Le Café Concert» 2007 François Caradec & Alain Weill
Wikipédia
Gallica
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