Odette Dulac ( 1865-1939 )
Odette ne faisait pas vraiment dans la pignolade. Cette artiste protéiforme fut l’une des plus célèbres chanteuses de la belle époque.
Petite et menue, avec des traits qu’elle qualifie d’asiatique, elle se révélera au Parisien en 1897, avec «Les P’tites Michu», une opérette d’André Messager.
Odette Dulac s’imposera en diseuse Montmartroise, dans la mouvance de ses illustre aînées, Théresa, Judic et Yvette Guilbert.
Cette infatigable travailleuse a aussi écrit des chansons, des pièces de théâtre et des romans.
Elle se lança aussi dans la peinture, dans la sculpture, et surtout dans le féminisme, se démenant pour se faire accepter dans un monde dirigé par des hommes.
Après sept romans et deux pièces de théâtre, elle publie ses mémoires en 1929 :
«En regardant par-dessus mon épaule» ou la vie d’une artiste.
Née Jeanne Latrilhe à Aire-sur-l’Adour en 1865, Odette Dulac grandira à Moncaup. Elle aura une enfance extrêmement dure, brimée, placée très tôt en pension avec son frère, elle bénéficia d’une méthode révoltante: Elle a droit à une punition lorsqu’elle commet une erreur ou une faute. Mais ce qui est abominable, c’est qu’on la corrigeait aussi pour les fautes de son frère, que l’on considérait trop fragile pour être puni lui-même…
Après six ans de ce régime, son père meurt d’une embolie. Odette est retirée de la pension pour suivre sa mère et vivre dans la pauvreté à Bordeaux.
A quatorze ans, elle est placée pour travailler dans un atelier d’usine de faïencerie. Commence alors la pire période de sa vie, elle y découvre la méchanceté des hommes, la crasse et le dégoût :
«Mes quinze ans si purs, furent moralement souillés de la révélation des pires vices.
Mon ingénuité, attisant des désirs que j’estimais naturellement immonde, les propositions les plus brutales, les plus cyniques et les plus dépravées me furent faites sans détour.»
«J’en ai voulu au peuple d’avoir pollué mon ignorance de vierge-enfant, et de m’avoir si brutalement ouvert les paupières, que je les ai refermées avec horreur. On pourra me dire que je les ai rouvert plus tard, mais ce fut alors sous le coup de pouce irrésistible de l’illusion bénie. Aujourd’hui, je ne déteste plus le peuple, parce que je connais mieux la bourgeoisie.»
Le 1er juin 1880 elle rentre au couvent des Ursulines.
«J’ai vécu dans ce décor austère les plus belles années de ma vie. C’est là, qu’en une sorte d’hypnose, j’ai goûté à la sérénité mystique, à la pureté aimable, à l’étude agréable. Plus de reproches amers, seulement des réprimande affectueuse, l’égalité dans l’effort, la justice dans les récompenses, quelle douceur pour une jeune fille, tirée de l’enfer de l’atelier.»
Elle en sort après trois ans, obnubilée par la mode.
«Si la privation de belles toilettes me fut sensible, ma jeunesse ne lui doit pas sa plus grande désolation. Car de dix-huit à vingt.cinq ans je fut vraiment malheureuse au point d’avoir sérieusement pensé au suicide.
Je me croyais, en effet, laide à faire peur.
Dans ma famille, par manière de plaisanterie, mon frère cadet me donnait mille sobriquets, affirmant que je ressemblais à un tonneau, ou que mon nez avait la grâce d’une marmite ou d’une patate.»
Elle ne raconte que brièvement les années qui suivent, mentionnant tout de même une brève passion amoureuse lors de l’hiver 1886.
C’est à Bruxelles, alors que désespérée, elle songe à se jeter dans la Senne, qu’un hasard providentiel vas la faire débuter à l’agence théâtrale Pontus, engagée à 200 francs par mois comme premier rôle de chant ! Sa première prestation aura lieu à Anvers dans «Ali Baba et les quarante voleurs»
1893 elle débute vraiment à Paris, où elle trouve un engagement pour une tournée qui la mène directement a Saint-Pétersbourg chanter à L’Aquarium.
Elle séjourne à l’hôtel avec d’autres comédiens. Une nuit elle surprend deux hommes dans une chambre adjacente :
«Jusqu’à ce jour, j’avais cru que la sodomie était une galéjade. Depuis lors, j’ai rencontré tant d’invertis dans la musique, les lettres et les quatre z’arts que je ne comprends plus la colère biblique. Pourquoi Dieu brûla-t-il Gomorrhe, puisqu’il ménage Berlin, Londres ou…Paris !»
Le lendemain, elle doit jouer Diane dans «Orphée aux enfers», alors qu’elle ne connaît pas le rôle.
«J’étais plus morte que vive quand le régisseur me lança en scène, absolument comme un pêcheur pousse sa barque au courant, avant de prendre ses rames. Par un miracle, j’attaquai bien en mesure, et tout aurait été à merveille, si je n’avais surpris le regard trop allumé que Jupiter posait sur mon buste. Tout en chantant, je baissai les paupières… Horreur et confusion !… un de mes seins débordait de ma tunique. Vite, je ramène un peu d’étoffe sur ma nudité, mais ce geste déclencha la catastrophe.
La blouse n’étant pas faite à ma mesure, je ne pouvais couvrir le haut de Diane sans découvrir le bas de la déesse. Alors… ce fut épique ! Au lieu de détailler avec entrain et ironie les couplets de mon rôles, je les débitai en nymphe traquée par des satyres. Ma main droite remontait la blouse pour caché le sein que le public, hélas ! Savait trop voir, et la main gauche tentait de sauver un autre point délicat.
L’ensemble de ma voix fraîche et de ma pudeur crucifiée eurent un succès foudroyant. Toute la salle applaudit, m’obligeant à bisser mes «ton ton, tontaine, tonton». Je pleurais de rage et de honte dans les coulisses. Mais à l’entre-acte, je compris le philosophique dédain de mon directeur qui répétait volontiers :
– Le talent n’a rien a voir avec le succès.»
Ce succès qu’elle a obtenu un peu par hasard, sur le sol Russe, elle saura adroitement le faire fructifier et perdurer.
De retour à Paris, elle se fait engager directement à la Gaîté pour chanter dans «Les Cloches de Corneville».
Elle décide alors «de tenter – sérieusement cette fois – la carrière de première chanteuse d’opérette.»
Odette va désormais s’appliquer à apprendre toutes les ficelles du métier.
Elle prend des cours, s’inspire de la simplicité de Judic qui malgré son age lui fait forte impression, mais surtout Odette travaille ! Elle enchaîne les tournées aux quatre coins de la France.
Elle chante à Paris, à Aix-les-Bains, à Lille, au grand Théâtre de Genève ( assez souvent pour y louer un appartement ).
C’était l’époque où le boléro d’ Otéro, entièrement serti de diamants, faisait courir tout Paris. Les moindres vedettes se croyaient obligées de transformer leurs corsages en vitrine de bijoutiers. On en mettait à droite, à gauche, au milieu, en haut, en bas, c’était aussi laid que stupide, mais il fallait sacrifier à la mode
1898. le 19 juillet. A Lille, dans «Le grand écho du nord de la France» :
Théâtre et concerts.
Palais Rameau.
Énormément de monde dimanche soir au Palais Rameau.
La grosse attraction du concert était Mlle Odette Dulac, interprétant les fables de La Fontaine mises en musique par Charles Lecocq.
Mignonne, fort joliment habillée et toute gracieuse, Mlle Odette Dulac a fait la meilleur impression. Elle s’est installée à table avec l’aplomb d’un vieux causeur et a gentiment donné sa conférence, avec des gestes élégants et une diction très pure, du moins ainsi en on jugé les auditeurs qui étaient assez favorisés pour être placés près de l’estrade.
Les autres n’ont pas entendu grand-chose de la conférence, car le Palais-Rameau se prête assez mal à ce genre. La voix, à moins qu’elle ne soit tonitruante, ne va pas beaucoup au-delà des premiers rangs.
On s’est rattrapé au chant.
La musique que Lecocq a mise sur cinq ou six fables de La Fontaine est convenablement appropriée au sujet et distinguée,
Mlle Odette Dulac en a fait valoir toute la joliesse. La voix un peu menue est charmante, d’un timbre très pur et agréable.
Mlle Dulac est d’ailleurs une divette d’opérette qui a obtenu de gros succès, elle est aussi une musicienne de valeur.
Toutes ses qualités réunies ont été fort appréciées du public qui a fait très grand accueil à Mlle Dulac.
Il est regrettable que les vastes proportions du Palais-Rameau n’aient pas permis à tout le monde d’apprécier dans toute sa saveur, cette intéressante et neuve tentative d’art.
En quelques années, Odette à gagné son indépendance. Elle n’est plus obligée d’accepter n’importe quoi.
Elle est maintenant une personnalité en vue, on la sollicite pour des publicités, elle devient riche.
1899. le 22 décembre. A. M. dans «Le Journal» :
La Boite à Fursy.
Et Fursy se met dans ses meubles. Il se met dans ses meubles à l’endroit même où Salis fonda Montmartre ; l’ancien hôtel du Chat Noir devient la «Boite à Fursy».
Avec une rapidité qu’explique seule l’activité incomparable du spirituel chansonnier, l’hôtel a été bouleversé, transformé, métamorphosé à le rendre méconnaissable.
En bas, une salle rustique, pittoresque au possible, continuée par une série de bosquets dans lesquels Maxim’s lui-même servira cocktail et souper froids. En haut, la salle de spectacle. Que dis-je ? La salle ! Non, la place publique sur laquelle s’est installée la baraque foraine de sieur Fursy, enluminée de panneaux de réclame dus au pinceau satirique de Grùn. Les spectateurs sont installés aux fenêtres de la place, dans les boutiques, sur la place même. C’est original et pittoresque au possible.
La maison toute entière affecte cette allure rustique qui lui donne une gaieté folle. D’ailleurs, ne sera-ce pas le temple de la gaieté, les chansonniers : Fursy, Hyspa, Botrel, Chepfer, Montoya, Baltha, Jean Varney, les artistes : Odette Dulac, la plus exquise petite diseuse de ce temps, la toute jolie et talentueuse Georgette Sorano, MM. Fernal, Léon Berton, Poggi, Deschamps, etc., les auteurs Paul Gavault, qui a écrit l’à-propos d’ouverture que dira Odette Dulac, Victor de Cottens et Robert Charvay, dont la grande pièce en trois petits actes, «Robinson n’a pas cru Zoé», sera le clou de la représentation.
Et ce soir, à neuf heures et demie, le public, qui a déjà loué en masse, sera admis à entendre et à admirer. Il y aura, c’est le cas de le dire, beaucoup d’appelés et peu d’élus.
Odette Dulac restera cinq ans chez Fursy à chanter les œuvres de Gustave Nadaud.
1900. L’exposition attire les yeux du monde sur Paris.
La mode devient à la mode, Odette devient une vedette.
Très tendance, Mlle Dulac participe aux conférences de «La Bodinière», et profite de ses vacances pour partir en tournée avec l’inusable Baret, Grenoble, Bézier, Pau…
Elle ira aussi se produire à Londres, Rome et Nice.
A chaque fois elle revient à Paris, où elle fait désormais partie d’une nouvelle famille de chansonniers, indissociable des cabaret de Montmartre : Paul Delmet, Jacques Ferny, Vincent Hyspa, Xavier Privas, Gabriel Montoya, Lucien Boyer, Numa Blès, Lucy Pezet, Marinier, Chepfer…
«La verve de Rudolphe Salis imprégnait encore de cynisme et d’humour les bonimenteurs de chaque groupe. C’était l’époque bénie, où le public s’amusait follement devant une toile de fond, tissée de chanvre bis et enjolivée d’écriteaux : «Ici, un rocher», «Ici se dresse un cocotier», L’étoile du tréteau portait une robe de serge noire éclairée d’un col à la Claudine. Dominique Bonnaud laissait piller sa muse par tout ses confrères, à l’heure du «flacon». On la connaissait bien l’ivresse féconde, aussi l’on arrivait à la minute précise où la magie du laudanum opérait. Sous l’influence du narcotique, le chansonnier avait de l’esprit à revendre, et – Crésus des belles-lettres – il le jetait par les fenêtres. C’était des vers charmants, des mots délicieux qui tombaient de ses lèvres et que jeune et vieux ramassaient pour en faire les pupilles de leur lyre. Que de gloires il a lancées ou étayées de la sorte !»
Dés 1903 vas paraître le «Paris qui Chante», un nouveau magasine hebdomadaire, en mince papier glacé, et illustré de nombreuses photographies sépia.
Comme son nom l’indique le «Paris qui Chante» est consacré aux refrains des artistes à la mode.
Le célèbre troupier Polin en est le rédacteur en chef.
Les partitions sont publiées, permettant au lecteur de chanter à son tour.
Odette y figure dés le numéro trois, avec «Les Dessous».
1905. En juillet, le numéro 132 de « Paris qui Chante » est consacré spécialement à la chanson Montmartroise, Odette y figure avec « L’Esquif Fleuri » une poésie de Lucien Boyer, mise en musique par Emille Lassailly.
Odette Dulac va pourtant abandonner peu à peu le chanson, pour se consacré à l’écriture.
Elle écrit des articles et billets d’humeur pour la presse.
En 1908 sort son premier roman : «Le droit au plaisir».
La malveillance de la critique – essentiellement masculine – est tel, qu’elle «avait glacé momentanément mon enthousiasme littéraire. Je posait mon stylo, et ne pouvant vivre sans la pratique d’un art quelconque, je me saisit d’un ébauchoir.»
Odette se lance donc dans la sculpture en autodidacte. Elle a le bon goût de faire des masques et des caricatures de célébrité, comme Galipaux ou Louise Balty.
La réception de son travail est cette fois moins catastrophique. Rodin a trouvé cela «intéressant», mais d’autres doutent de l’honnêteté d’Odette, qu’ils soupçonnent injustement de se faire aider. Cela mine l’artiste qui se remet à écrire.
Malgré toute sa bonne volonté, son travail et de nouveaux livres, elle ne trouvera jamais dans la littérature, la reconnaissance qu’elle avait atteinte lorsqu’elle était dans le concert.
Certains passages de ses écrits sont tout de même un peu brumeux :
«Certainement les biologistes qui nous donnent pour ancêtre l’escargot ont raison. Dés que ce grand père préhistorique a peur, faim ou plaisir, il marque son émois d’une coulée gluante, amère, répugnante. Il s’isole dans sa bave, il croit triompher de son ennemi en le souillant, et son repas a été plus savoureux qu’il a laissé sur la plante rongée une plus lourde masse visqueuse.
Les Cabalistes ont raison de dire, que ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.»
D’autres passage sont d’admirables mélanges de lucidité cynique et d’espoir naif:
«Les femmes ont déjà mis dans la littérature une émotion nouvelle, des aperçus inédits sur l’amour, la famille et l’enfant. Elles ont accéléré la déroute des vieilles plumes d’oies. Car les jeunes,… les plumes d’or…ont plus de sincérité, de justice dans leurs œuvres. Leur nouvelle conception de la fortune a modifié les anciens clichés littéraires sur le sentiment. Je crois vraiment qu’une vérité moyenne naîtra du talent des hommes et de la sensibilité des femmes de lettres.
Alors, mais alors seulement, les Françaises intelligentes ne seront plus obligées de jouer éternellement à la petite fille ou à la dinde.»
1914 – 1918
Elle traverse l’éprouvante épreuve de la guerre, «ce mélange de sang, de larmes et de boue».
«Comme j’ai porté le tablier des serveuses de soupes populaires, puis la blouse blanche des infirmières, j’ai vu beaucoup de choses, de grandes lâchetés et de sublimes héroïsmes.»
Le 28 novembre 1922, André Billy critique dans «L’Oeuvre» le cinquième livre d’Odette : «L’enfer d’une étreinte» :
«Ce roman a pour sujet l’avarice et les ravages causés par elle dans l’organisme individuel, puis, par contagion, dans l’organisme familial et dans l’organisme social. On m’excusera de ne pas reproduire ici les péripéties d’une affabulation aux embranchement multiples, dont un résumé ne ferait que souligner l’incohérence, hélas ! Trop naturelle en une pareille matière. La pathologie a ses exigences, auxquelles Mme Dulac s’est soumise avec une entière bonne foi et une parfaite loyauté d’écrivain imbu du caractère en quelque sorte sacré de sa mission.
Elle n’a donc reculé ni devant l’horrible ni devant le baroque de certaines scènes, de certaines situations que le thème choisi par elle amenait nécessairement, mais elle les a abordées dans un sentiment de chaste pitié qui en efface le caractère scabreux pour n’en laisser paraître que l’aspect pitoyable et désolant.»
Elle meurt à Barbizon, à l’age de soixante-quatorze ans.
La presse en fera à peine mention.
Il faut dire que l’actualité était chargée en novembre mille neuf cent trente-neuf.
Odette Dulac aura bien profité de son passage sur terre pour s’élever moralement et socialement.
Son goût d’indépendance et son militantisme auront bien servi le féminisme naissant.
En se démenant pour arriver à quelque chose, elle aura servi la cause des femmes qui tendaient à une vie plus juste dans un monde meilleur.
L’opérette, c’était tout de même quelque chose. Beaucoup de couleurs, rythmes, musiques, chansons, rêves… Joli portrait.